La politique sécuritaire déployée à New-York après les attentats de 2001 fait souvent figure d’exemple d’efficacité, de modernité technologique et d’autonomie locale. La ville a pour elle un argument de poids : New-York n’a toujours pas subi de nouveaux attentats à ce jour. Pour autant, peut-on bâtir en exemple une politique de sécurité locale donnant les pleins pouvoirs à la police antiterroriste municipale ? Ne sommes-nous pas ici face à un risque de dérives autoritaires à l’échelle de la ville ?
par Arnaud Blin |
Dans une scène du film Casablanca (M. Curtiz, 1942), lorsqu’un officier allemand suggère à Humphrey Bogart que la Wehrmacht pourrait envahir la ville de New York, celui-ci lui envoie du tac au tac cette réponse culte : « Il y a certains quartiers de New York que je vous recommanderais d’éviter… » Pour l’architecte de la stratégie anti-terroriste de la ville de New York, Ray Kelly (2001-2013), cette phrase est comme le symbole du message que les Newyorkais voudraient lancer à tous ceux ou celles qui auraient des velléités d’organiser un attentat terroriste dans la mégalopole américaine. Message efficace puisque depuis cette terrible journée de septembre 2001, la ville n’a pas subi un seul attentat.
Montrée en exemple, vantée par les médias, symbole d’une Amérique pugnace qui ne s’en laisse pas conter, la politique sécuritaire de la ville de New York est-elle, comme le pensent de nombreux observateurs, le modèle pour l’avenir d’un municipalisme indépendant, efficace et généreux? Ou à contrario, pourrait-on voir dans cette politique un aperçu inquiétant d’un totalitarisme insidieux qui, au nom de la sécurité urbaine, substituerait au pouvoir de l’Etat un pouvoir local prêt à contourner l’Etat de droit et à bafouer les libertés civiles les plus élémentaires?
Avec 2606 disparus le jour des attentats, sans compter les centaines de victimes collatérales décédées depuis, New York subit ce jour-là, de très loin, l’attentat terroriste le plus meurtrier de toute l’histoire. Afin que l’histoire ne se répète pas, dès les lendemains des attentats, les autorités métropolitaines décidaient de prendre elles-mêmes en charge la sécurité de leur ville contre la menace terroriste, décision inédite dans la mesure où, jusque-là, cette protection était théoriquement dévolue aux autorités fédérales. Mais, face à l’incurie des responsables fédéraux (avérée par la suite avec le rapport détaillé du Pentagone), on décida de prendre le taureau par les cornes et d’y mettre les moyens. De cette façon, et sans plus attendre, la municipalité s’arrogeait l’autorité suprême en la matière, avec une liberté d’action totale et décidait de partir d’une feuille blanche, avec les ressources et les moyens locaux (trois milliard de dollars sur dix ans), et l’appui d’une population qui restera longtemps sous le choc des attentats. Alors même que George Bush et ses Néo-conservateurs focalisaient leur propre stratégie anti-terroriste en envahissant l’Irak et en canalisant des fonds gigantesques vers la soi-disant menace d’un attentat aux « Armes de destruction massive, » selon la formule consacrées, Ray Kelly, avec l’appui des autorités municipales, mettait en œuvre un extraordinaire dispositif pour prévenir une nouvelle catastrophe, dispositif qui n’a cessé jusqu’à ce jour de se perfectionner.
Stratégie
Au cœur de la stratégie newyorkaise, définie et mise en œuvre par le NYPD Counterterrorism Bureau, la volonté de « regarder sous toutes les pierres », c’est-à-dire d’avoir un œil partout et de répondre dans l’immédiat à tout soupçon de danger ; et en amont, d’identifier les réseaux avant qu’ils attaquent avec, en sus, des opérations destinées à dissuader des groupuscules de passer à l’action. A New York, le nombre de fonctionnaires de police affectés à la lutte terroriste s’est accru de manière considérable après les attentats, avec plus de mille fonctionnaires assignés désormais à cette tâche. Ils constituent une unité spéciale, la Critical Response Command, alors que tous les policiers newyorkais suivent par ailleurs une formation anti-terroriste.
Technologie
Durant les années qui ont suivi les attentats, la ville s’est dotée d’un dispositif de surveillance (Domain Awareness System) extraordinaire, avec plusieurs milliers de caméras disposées sur l’ensemble du territoire municipal. Des logiciels de plus en plus sophistiqués, développés avec les ingénieurs de Microsoft, permettent d’exploiter ce système pour identifier en quelques secondes un paquet suspect, par exemple, ou un vêtement. Au quartier général du Bureau, des observateurs analysent les informations et les données technologiques et, le cas échéant, font des recommandations ou déclenchent l’alarme. Les agents de surveillance suivent, sur des dizaines d’écrans, les badauds en train de se déplacer dans la ville. Au moindre geste suspect, les autorités sur place sont alertées. Aucun espace de la ville n’échappe à la surveillance…
Dissuasion et théâtralisation de la présence policière
Régulièrement, le Bureau organise ce qu’on peut désigner comme des démonstrations de force dont le but est d’illustrer la présence et la réactivité des forces de police lors d’un attentat, de rassurer la population et dissuader les terroristes potentiels. Typiquement, des centaines de policiers affluent en un endroit désigné, souvent choisi au hasard, véhicules de polices et sirènes à l’appui. Pour autant, on ne sait si cette théâtralisation de lutte anti-terroriste est vraiment là pour rassurer, selon la version officielle, ou plus cyniquement pour entretenir une certaine tension chez l’habitant, voire une peur chronique qui justifierait une telle présence policière dans la ville.
Travail en réseaux
Un élément novateur de la stratégie anti-terroriste newyorkaise est la volonté de la municipalité de travailler avec d’autres villes et de tirer des leçons de ce qui se fait ailleurs. Ainsi, des dizaines d’agents newyorkais sont déployés de par le monde – Abu Dhabi, Amman, Paris, Lyon, Madrid Tel Aviv, Londres, Montréal, Singapour, Saint-Domingue entre autres – et des missions ponctuelles sont organisées pour examiner ce qui se passe ailleurs, pour étudier comment les autorités locales répondent aux menaces et quelles pourraient être les leçons à en tirer pour New York. Ces contacts permanents à l’étranger permettent aussi d’observer les réseaux (terroristes) locaux et d’examiner leurs méthodes et leurs capacités de projection.
Coopération avec d’autres parties prenantes
Si la police municipale est la locomotive de la lutte anti-terroriste, elle agit officiellement comme courroie de transmission entre les parties prenantes à la lutte anti-terroriste dans la ville de New York. Le NYPD SHIELD, par exemple, est un programme chargé des relations et des actions coordonnées avec le secteur privé. Le programme Protective Security for High Risk Buildings, en coordination avec des architectes, ingénieurs et spécialistes de l’urbanisme, met en œuvre de nouveaux systèmes de protection des bâtiments jugés à haut risque contre des attaques en tous genres. La particularité de ce programme est de prendre en compte les spécificités dans ce domaine de la ville de New York. Du reste, le rôle des parties prenantes reste bien limité en comparaison de celui des forces de maintien de l’ordre et cette coopération est circonscrite à une vision extrêmement étroite de la sécurité.
De l’exemple au contre-exemple
Si l’on ne peut nier l’efficacité de la politique sécuritaire de New York depuis 2001 et si l’on peut applaudir la manière dont elle su s’approprier une indépendance conséquente dans un domaine où l’Etat fait rarement des concessions, il est vrai aussi que la stratégie mise en place dès 2001 et poursuivie jusqu’à ce jour s’est faite de haut en bas, sans réelle consultation avec les parties prenantes locales, au nom de l’urgence de la situation, et sans qu’aient été mis en place les garde-fous nécessaires. Ray Kelly, cité plus haut, est d’ailleurs très clair sur cette question, persuadé que dans ce type de situation, seul un système hiérarchique de type militaire peut apporter les résultats escomptés. La fin justifiant les moyens, ce réalisme quelque peu primaire a un argument solide : pas d’attentats depuis 2001 (et plusieurs attentats déjoués entre-temps) à New York jusqu’à ce jour.
Toutefois, trois questions méritent d’être posées. La première tient à l’efficacité du système. En d’autres termes, la ville de New York a-t-elle réussi à prévenir un attentat grâce à cette politique ou est-ce que d’autres facteurs exogènes ont pesé, peut-être lourdement, dans la balance? Deuxième question : si tant est qu’en mettant ces moyens considérables, la ville s’est effectivement préservée d’une catastrophe, n’aurait-on pas pu s’y prendre autrement, avec une participation accrue des parties prenantes dans les décisions et la mise en œuvre ? Troisième question : même si l’on considère que ce choix stratégique était le plus efficace, doit-on pour autant accepter de rogner les libertés civiles au nom de la sécurité ?
La réponse à la première question est complexe et, en fin de compte, très difficile à trancher. Néanmoins, on notera que la période a vu un affaiblissement considérable des groupes jihadistes susceptibles d’organiser des attentats aux Etats-Unis et plus généralement en dehors de leurs bases, ce qui ne veut pas dire que des cellules indépendantes agissant en leur nom n’aient eu la volonté de se mettre en action. Or, la ville de New York reste symboliquement LA cible privilégiée des organisations jihadistes combattantes. Mais pour l’heure, les attentats dont on sait qu’ils furent déjoués étaient le fait de cellules locales et dans l’affaire, la chance eut aussi son rôle à jouer.
La réponse à la seconde question est beaucoup plus claire car on sait depuis longtemps que la lutte anti-terroriste ne peut se limiter à combattre les symptômes. Or, dans ce domaine, le travail en profondeur implique de nombreux acteurs, et pas uniquement les forces de l’ordre, au contraire. Et même si l’on peut arguer qu’à New York, les risques viennent principalement de l’extérieur, le fait que la police anti-terroriste se soit arrogée un monopole est en soi contraire aux valeurs élémentaires de la vie en démocratie et, à terme, a un effet aliénant sur les populations. Mais, à ce stade, nous restons dans le domaine d’un autoritarisme de circonstance, limité à un espace circonscrit et, potentiellement limité aussi dans le temps, du moins en théorie (lorsque la menace se sera estompée et que le budget sera alloué ailleurs). Mais la question reste posée : n’aurait-on pas obtenu les mêmes résultats en allouant les ressources différemment et en évitant de créer une usine à gaz policière dont il sera difficile de se débarrasser?
La troisième question est la plus importante car c’est là que se joue véritablement l’avenir de la vie en société et le basculement vers le totalitarisme dystopique d’Orwell, de Zamiatine ou Bradbury. De fait, la présence de milliers de caméras de surveillance et d’agents espionnant les mouvements de millions de newyorkais n’est pas moins inquiétant que ce que l’on peut observer en Chine et que l’on associe en Occident aux dérives totalitaires d’un monde communiste fort éloigné du nôtre. La présence, aussi, de milliers de policiers et les démonstrations de force ne sont pas propres non plus à instaurer un climat de sérénité. Comme le pouvoir, comme chacun sait, corrompt, celui des forces de polices newyorkaise ne fait pas exception. Et lors du mandat du précédent maire, Michael Bloomberg (ex Républicain, et candidat à la présidence 2020 en tant que Démocrate), la politique de fouilles ouvertes – n’importe qui pouvait être fouillé par un officier de police, au nom de la sécurité – a logiquement provoqué de nombreux abus, en particulier vis-à-vis des populations les plus défavorisées et parmi les immigrés, ciblés en priorité. Intenable politiquement, le maire a du se rétracter sur ce point mais la marge de manœuvre des policiers reste grande et rien n’empêche qu’on ne remette cette loi sur le tapis dans l’avenir.
La peur, comme chacun sait, est mauvaise conseillère et l’immense choc psychologique provoqué par les attentats de 2001 a permis aux autorités de la ville de New York de s’arroger un pouvoir, vis-à-vis de l’Etat américain et de la population newyorkaise, qui est foncièrement malsain. Outre l’esprit fondamentalement totalitaire de ce processus, ce municipalisme autoritaire a pour effet de freiner la croissance d’un municipalisme authentique partant de la base et il nous offre peut-être le meilleur contre-exemple de ce que ce type d’approche est susceptible de produire. En conclusion, si l’on peut applaudir la volonté d’indépendance exprimée par les autorités newyorkaises, dans un souci, au départ, d’efficacité et de bien public, dans un domaine où l’Etat lâche rarement du lest, on ne peut que condamner une approche et un processus extrêmement dangereux dont l’aboutissement potentiel est un « Etat dans l’Etat » policier qui, à terme, enferme sa cité dans une chape de plomb en usant les outils de la plus haute technologie mais avec des techniques de propagande et de pouvoir vieilles comme le monde, et au nom de l’empowerment du citadin vis-à-vis du pouvoir fédéral. Dans la mesure où ce qui vient des Etats-Unis a souvent un effet tache d’huile, nul doute que d’autres villes sont ou seront tentées par l’expérience newyorkaise. Dans les pays où l’Etat de droit est faible, le danger sera encore plus grand de voir s’installer un totalitarisme urbain contre lequel il existe peu de contrepoids. Le municipalisme autoritaire est un réel danger pour nos sociétés urbaines du 21e siècle. Il est important de l’identifier et de le dénoncer; impératif de le combattre.
Arnaud Blin est un historien et politologue franco-américain spécialiste de l’histoire des conflits. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, traduits en dix langues. Ancien directeur du Beaumarchais Center for International Research (Washington) et coordinateur pendant une dizaine d’années du Forum pour une Nouvelle Gouvernance Mondiale (Paris), il s’intéresse entre autres aux problèmes liés à la bonne gouvernance et la sécurité. A travers le Forum, il a piloté avec Gustavo Marin une quarantaine de projets sur la gouvernance mondiale. Dernier ouvrage paru: War and religion. Europe and the Mediterranean from the first through the 21st centuries (University of California Press, 2019).