La révolution municipaliste qui est train de prendre racine en Europe est peut-être en passe de trouver un nouveau point d’ancrage de l’autre côté de l’Atlantique.
par Arnaud Blin
Depuis deux siècles et demi que les Etats-Unis d’Amérique ont accompli leur révolution, celle de 1776, et ouvertement tourné le dos à l’Europe, le pays s’est enorgueilli d’avoir pourvu la vieille Europe d’un torrent d’idées novatrices voire révolutionnaires dans des domaines aussi divers que la gouvernance, la gestion d’entreprises ou la technologie. A contrario, les Etats-Unis se sont montrés largement réfractaires aux idées importées du vieux continent et même agressifs dès lors que les expérimentations, surtout en matière de gouvernance, allaient à l’encontre du modèle étasunien que les gouvernements successifs se sont échinés à exporter à l’extérieur, parfois avec un bâton ou un fusil entre les mains. Aujourd’hui, alors que la présidence Trump fait quelque peu vaciller l’inébranlable confiance en soi qui a longtemps fait la force du peuple étasunien, sommes-nous en train d’assister à une volte-face? De fait, la révolution municipaliste qui est train de prendre racine en Europe est peut-être en passe de trouver un nouveau point d’ancrage de l’autre côté de l’Atlantique. Un signe: les voix du mainstream commencent à porter un regard intéressé au phénomène.
De tous temps, l’extrême gauche étasunienne a puisé ses sources idéologiques en Europe occidentale et en Russie, en Chine et en Amérique latine. Mais l’extrême gauche, aux Etats-Unis, a toujours été ultra-minoritaire. Elle fut longtemps portée par les vagues d’immigrants qui apportaient avec eux les germes révolutionnaires communistes, socialistes, anarchistes ou autres qui, bien souvent, mourraient de leur belle mort dans cet environnement hostile ; quant ils n’étaient pas dévoyés par le temps et le matraquage idéologique constant: les redoutables néo-conservateurs étasuniens ne sont-ils pas d’anciens Trotskistes ou fils et filles de Trotskistes italiens, polonais ou juifs d’Europe centrale? Car aux Etats-Unis, c’est vers le centre et non aux extrémités que gravite la vie sociale et politique et c’est là aussi que prennent forme les lames de fonds qui, à terme, transforment cette société tout à la fois conservatrice et figée mais qui s’avère paradoxalement malléable et ouverte aux changements.
Suite à l’effondrement de l’URSS, au virage à 180° de la Chine et, de manière générale, au discrédit des économies de type communiste, les idéologies de gauche classiques avaient sombré dans la marginalité la plus totale. Avec la prise de conscience écologique, la gauche étasunienne a pu renaître de ses cendres ces dernières années mais sur une plateforme désormais ancrée sur la dimension pratique de la vie communautaire et qui porte un regard circonspect vis-à-vis de tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à de l’idéologie. De ce point de vue, cette nouvelle attitude est beaucoup plus en phase avec la culture politique et philosophique d’un pays qui se veut pragmatique et qui a même inventé un courant philosophique éponyme (porté au départ par William James et James Dewey). La longue tradition du grassroots politics, la politique « par le bas » se reconnaît par ailleurs dans le nouveau localisme.
Le localisme en réponse aux politiques de sécurité fédérales
Néanmoins, de nouveaux éléments sont apparus récemment qui ont poussé les activistes et les intellectuels étasuniens à se pencher sur ce qui se fait en Europe et en particulier en Espagne en matière d’expérimentation municipaliste. Au départ, plus encore que la prise de conscience écologiste, c’est l’insatisfaction des collectivités locales en matière de politique de sécurité qui a engendré un revirement. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, nombre de villes ont estimé que la réponse à la menace terroriste de la part de Washington était soit insuffisante, soit mal dirigée. C’est un fait, l’invasion de l’Irak et les fonds exorbitants accordés à une soi-disant menace de terrorisme nucléaire étaient peu en phase avec les besoins des villes potentiellement menacées et en grande partie décidées en fonction de critères politiques parfois douteux. Déçues par l’action gouvernementale, en conséquence, les villes se sont organisées pour répondre à la menace et elles se sont aperçues qu’elles avaient des capacités insoupçonnées.
Par ailleurs, comme de nombreux pays démocratiques, les Etats-Unis sont arrivés à une phase de leur développement politique où la dynamique démocratique stagne. Les réponses centralisées et technocratiques à toutes sortes de problèmes sont insatisfaisantes aux yeux du peuple et le décalage entre Washington et ce dernier s’est considérablement accru ces dernières années. En somme, le degré de confiance envers les institutions nationales est bas, et le degré de confiance envers leurs représentants l’est encore plus. Le cirque médiatique qui privilégie la mise en scène souvent ubuesque des acteurs nationaux contribue encore davantage au décalage. Aujourd’hui, ajoutons à cela l’incurie de l’administration Trump et les conditions sont réunies pour envisager le processus démocratique autrement. Ce qui fait que pour certains, l’idée selon laquelle la démocratie évoluerait de manière perpétuelle et linéaire est invalidée par la réalité des événements. En conséquence, seule une révolution démocratique serait susceptible de sauver la démocratie du naufrage. C’est dans cette perspective que des voix se font désormais entendre qui prônent la « révolution localiste. » Et pas n’importe lesquelles.
L’une de ces voix est celle de David Brooks. Journaliste au New York Times, consultant à la chaîne publique PBS, Brooks est un des commentateurs les plus respectés aux Etats-Unis. Inventeur du terme « bobo » (Bourgeois bohême), Brooks est d’une certaine façon le porte-parole des centristes de gauche. Déçu par le libéralisme, peu attiré par le conservatisme et effrayé par le populisme, Brooks envisagerait désormais une autre voie pour l’avenir : le localisme. Et pour lui, le localisme est rien moins qu’une vraie révolution. Pourquoi ? Parce que le localisme renverse la structure du pouvoir :
“Depuis plusieurs décennies, l’argent, le talent et le pouvoir ont convergé vers l’épicentre du pouvoir national. Les hommes et femmes politiques voyaient leur ascension par le prisme d’une carrière national. Les jeunes gens talentueux s’inscrivaient dans des facultés nationales pour ensuite aller travailler à New York ou Washington. L’Etat fédéral avait une emprise de plus en plus grande sur la vie de tout un chacun. Mais sous le localisme, l’épicentre du pouvoir est sur le bout de la pelle, là où le travail est accompli. L’expertise ne vient pas des Think-Tanks mais parmi ceux qui ont une connaissance locale, ceux qui sentent et comprennent comment se font les choses dans un endroit spécifique. Le succès ne se mesure plus en terme d’échelle de grandeur mais sur la capacité à approfondir les liens » *
Jusqu’à récemment – on se souvient des théories des années 1990 sur la « Fin de l’histoire » – les Etats-Unis étaient plus que jamais convaincus que leur modèle était le meilleur et qu’il avaient un devoir moral – la fameuse Destinée Manifeste – de le diffuser sur l’ensemble de la planète. Désormais, c’est un tout autre son de cloche et les expérimentations européennes en matière de gouvernance ne laissent plus les observateurs indifférents. Et, plus que les initiatives sur les communs (commons) ou les diverses expériences de social-démocratie, le localisme semble avoir trouvé un point d’ancrage de ce côté de l’Atlantique. Nombres de programme de recherche sur la gouvernance mondiale, par exemple, se tournent désormais vers les expériences en matière de gouvernance locale.
Durant les années 2000, le phénomène de la globalisation avait convaincu la plupart des observateurs que des changements de société nécessaires se feraient par le haut. Mais les espoirs nourris, notamment, par les Objectifs du millénaire, ont dû laisser place à la vision d’un monde de nouveau phagocyté par la prédominance des rapports de forces classiques et aujourd’hui, c’est le sentiment inverse qui prédomine. En d’autres termes, l’idée selon laquelle l’histoire se dirigeait vers la construction d’une superstructure globale (par exemple, un gouvernement mondial ou une « super » ONU en phase avec le monde actuel) fait désormais place à l’idée selon laquelle l’histoire se construit au contraire sur un réseau infini de mini infrastructures locales.
Ce changement de perspective n’est pas anodin. Il est même fondamental. Et s’il venait à transformer le débat public aux Etats-Unis, cela pourrait avoir des ramifications importantes sur l’ensemble de la région et au-delà. Car malgré leurs travers et leurs faiblesses, pour le meilleur et pour le pire, les Etats-Unis continuent encore aujourd’hui à définir plus que tout autre pays les sentiers de l’avenir. Par deux fois déjà, en 1919 et en 1945, ce sont les Etats-Unis qui ont imposé les règles du jeu des nouveaux ordres mondiaux qui ont émergé des décombres de la guerre et aucun autre pays n’a encore pu lui contester le rang de première puissance mondiale.
Aujourd’hui, dans un monde sous tension mais globalement en paix, la situation est différente de ce qu’elle pouvait être au lendemain des deux guerres mondiales. Mais, face au dérèglement climatique et aux autres menaces existentielles, de nombreux peuples prennent conscience qu’il est impératif de changer nos modes de gouvernance. Cette révolution de la gouvernance se fera-t-elle au travers de la révolution localiste? Si tel est le cas, gageons que les voix se feront entendre de plus en plus fort pour que les Etats-Unis ne loupent pas le coche. Celles de David Brooks et consorts sont parmi les premières à s’exprimer. Elles ne seront pas les dernières.
* David Brooks, “The Localist Revolution,” The New York Times, July 19 2018.
Arnaud Blin est un historien et politologue franco-américain spécialiste de l’histoire des conflits. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, traduits en dix langues. Ancien directeur du Beaumarchais Center for International Research (Washington) et coordinateur pendant une dizaine d’années du Forum pour une Nouvelle Gouvernance Mondiale (Paris), il s’intéresse entre autres aux problèmes liés à la bonne gouvernance et la sécurité. A travers le Forum, il a piloté avec Gustavo Marin une quarantaine de projets sur la gouvernance mondiale. Dernier ouvrage paru: War and religion. Europe and the Mediterranean from the first through the 21st centuries (University of California Press, 2019).