La sécurité des citoyens est sans cesse menacée par les attaques terroristes et par le développement d’une cybercriminalité dépassant le cadre des frontières des Etats-Nations. Les dispositifs que déploient les Etats ou l’ONU pour y répondre se révèlent aujourd’hui obsolètes et inefficaces pour garantir leur sécurité. Dans ce nouveau paysage, le droit qu’a tout un chacun de vivre en sécurité semble en réalité désormais assuré depuis l’échelle locale en partie grâce à l’émergence des réseaux humains et des savoir-faire locaux. Plus réactives et plus aptes à proposer des réponses adaptées, ce sont aujourd’hui les villes qui deviennent les nouveaux gardes-fou que les entités nationales et supranationales sont incapables de générer.
par Averill Roy et Arnaud Blin |
Si l’on devait dresser un comparatif entre la période actuelle et celles qui l’ont précédée, notre époque pourrait être qualifiée de pacifique. Pour autant, si de vastes pans de la planète, à commencer par l’Europe, bénéficient de la plus longue période de paix depuis des siècles, de nombreuses régions connaissent guerres et conflits. Ainsi, en 2019, on comptabilise près de cinquante conflits armés dans le monde. Or, dans 30% de ces conflits, les forces de l’Organisation des Nations Unies (ONU) constituent la principale source de stabilisation des zones en guerre, malgré un budget (7 milliards de dollars annuels) qui représente moins d’1% du budget américain de la défense… Répartis sur quatorze pays, près de 80 000 soldats et 25 000 civils œuvrent actuellement pour le compte des forces de l’ONU. Les Casques Bleus, comme on désigne la branche armée des forces de la paix des Nations Unies, opèrent ainsi depuis huit décennies (la toute première intervention eut lieu en 1948 au Proche-Orient).
L’ONU est-elle vraiment efficace pour maintenir la paix dans le monde ?
Durant cette longue période, les Casques Bleus ont connu des succès importants et pas mal d’échecs et de semi échecs. Ces huit décennies d’opérations de paix menées par les troupes onusiennes sont un véritable laboratoire que les observateurs et les experts en sortie de conflit, en premier chef l’ONU, devraient étudier davantage qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Car si l’on attribue, non sans raisons, les échecs des opérations de maintien de la paix de l’ONU au statut même des Nations Unies, soit un système de sécurité collective plutôt qu’une supra-organisation ayant les attributs d’un Etat, force est de constater aussi que les opérations ne sont pas toujours menées dans la plus grande intelligence, même lorsque l’on tient compte des moyens limités disponibles et des nombreuses entraves avec lesquels doivent composer les Casques Bleus.
Les difficultés rencontrées par les forces de maintien de la paix de l’ONU concernent des situations extrêmes puisque les forces d’intervention et de maintien de la paix sont des forces supranationales et qu’elles travaillent dans des contextes d’extrême tension. Mais de cette façon, ces difficultés permettent de bien mettre en relief les problèmes qui surgissent lorsqu’une autorité extérieure tente de traiter de problèmes de sécurité internes sans s’appuyer suffisamment sur les parties prenantes locales (c’est-à-dire toutes celles concernées, et pas uniquement les forces de l’ordre).
Dans les faits, les opérations onusiennes ont trop souvent tendance à contenir les tensions sans jamais véritablement les résorber et dès qu’elles ont le dos tourné, la violence ne fait souvent que recommencer.
Le premier constat qui saute aux yeux est que l’approche de l’ONU en matière de « maintien de la paix » – la terminologie est elle-même empreinte d’euphémisme puisque les zones concernées sont plutôt en conflit qu’en paix– est fondée sur des stratégies qui aboutissent trop souvent à une impasse ; en pratique, à une sorte de statu quo négatif qui satisfait rarement les partis concernés. De sorte que ces opérations se contentent d’éviter qu’une situation n’empire mais sans réellement parvenir à ce qu’elle s’améliore sensiblement.
Du fait de l’histoire et de l’évolution des forces de maintien de la paix et du caractère intrinsèque de l’ONU, qui est une collectivité d’Etats fonctionnant de manière rigidement hiérarchique (avec l’indéboulonnable Conseil de Sécurité Permanent), les Nations Unies sont naturellement mues par une culture politico-stratégique qui privilégie une approche de haut en bas où les grandes décisions sont prises par une bureaucratie qui n’est pas forcément en phase avec la réalité locale. Ce qui fait que sur le terrain, les autorités onusiennes prennent les décisions alors que les autorités locales ne font qu’exécuter les ordres. L’ONU est souvent davantage en décalage avec ces dernières que ne le sont même les gouvernements nationaux ou fédéraux. En marge des stratégies, une telle approche ne peut que laisser un certain arrière goût de néo-colonialisme : « on sait faire, laissez-nous faire ! »
Comme nombre des grandes institutions créés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dont celles de Bretton Woods, les Nations Unies témoignent du fossé qui sépare les instances parachutées depuis New York, Genève ou Nairobi, feuilles de route en main, et les hommes et femmes, militaires et civils, qui sont confrontés aux difficultés quotidiennes de zones en conflit et qui manquent de tout. Récemment, le scandale provoqué par le rapport sur les abus et crimes sexuels perpétrés par certains membres des Casques Bleus auprès des populations locales corrobore cette impression générale et appelle à une reformulation de la stratégie de l’ONU. Si reformulation, il y a, celle-ci devrait s’appuyer davantage désormais sur le savoir-faire local en matière de sécurité, moins sur des approches prédéterminées mises en place par une bureaucratie souvent trop éloignées pour constater les particularités de chaque cas de figure (et dont l’expertise est plutôt axée sur des connaissances thématiques que sur une expertise régionale – défaut qui n’est pas l’apanage de l’ONU d’ailleurs).
Les réseaux terroristes transnationaux rendent désormais les réponses étatiques et transnationales inaptes à garantir la sécurité de ces citoyens
Durant la décennie qui a suivi la fin de la guerre froide, beaucoup d’espoirs se sont portés sur la naissance et le développement d’un véritable système de gouvernance mondiale générant la création de véritables entités supranationales disposant de pouvoirs politiques, juridiques, voire militaires. Les Etats qui, auparavant, disposaient du monopole de la violence, et qui donc, d’une certaine façon, pouvait la contrôler, voient désormais arriver de nouveaux acteurs qui ne semblent pas à priori prêts à respecter les règles, les normes et les pratiques en vigueur. Ces éléments comprennent l’émergence de groupes non-étatiques désormais capables de défier des Etats et dont l’absence de statut politique permet de déroger aux quelques règles et normes censées réguler la guerre et protéger les populations civiles de ses effets ; la multiplication d’Etats faillis qui sombrent dans la spirale de la violence; la volonté de certains groupes extrémistes violents d’exporter cette violence dans diverses régions du monde.
Du fait que les groupes combattants non-étatiques (GCN) opèrent indépendamment des frontières, qu’ils sont présents physiquement sur plusieurs pays, qu’ils sont omniprésents sur les réseaux sociaux et sur Internet, il apparaît clairement que les gouvernements des pays concernés ne peuvent endiguer une menace qui dépasse de très loin leurs compétences et leurs prérogatives. Incapables d’assurer la sécurité de leurs citoyens, les Etats n’ont pourtant aucun recours extérieur. L’ONU, pour l’instant, n’a aucune prévision dans ce domaine et aucune autre institution, y compris les institutions régionales, n’est préparée à répondre à ce problème. Sans réponse aucune, les pays les plus faibles se voient là condamnés à une violence endémique qui a d’autant plus de risque de croître que les GCN s’implantent volontairement au sein des pays les plus vulnérables.
Face à ce fléau, les timides propositions de l’ONU en faveur d’un devoir de protéger les populations seront-elles suffisantes ? Rien n’indique pour l’instant qu’elles le seront et rien n’indique que la volonté est là pour que de telles propositions, même adoptées, soient effectivement mises en œuvre. La raison principale tient au fait que la sécurité des personnes reste à ce jour une prérogative des Etats et que le monde continue de fonctionner selon le principe westphalien du respect de la souveraineté nationale. Ce principe, certes bafoué dès lors que les intérêts stratégiques pressants s’en mêlent, semble en revanche inscrit dans le marbre dès lors que les raisons d’intervenir dans un autre pays sans y être invité sont motivées par d’autres justifications telles que les droits de l’homme.
Or, tant que la notion de sécurité individuelle ou citoyenne reste artificiellement liée à celle de souveraineté nationale, il est peu probable que de gros changements interviendront dans la manière dont est gérée la sécurité globale des citoyens du monde. Néanmoins, ce problème ne va aller qu’en s’amplifiant et il en entraînera d’autres. La crise syrienne et les problèmes que cette crise a pu susciter laisse entrevoir le type de situations auxquelles nous allons être confronté, sur une échelle bien plus grande, à l’avenir.
La construction de l’idée du citoyen, de l’Etat et de la sécurité : l’inébranlable monopole étatique de la violence
Quelle soit grecque, chinoise ou européenne, la pensée politique s’est systématiquement intéressée à la sécurité du citoyen et de la nation (au sens le plus large), que le citoyen évolue dans une cité ou au sein d’un empire. Mais si chaque tradition a posé le problème de la sécurité en des termes semblables, les solutions proposées ont sensiblement varié. Les Grecs envisagèrent la chose en termes de relations interpersonnelles, les philosophes modernes en terme de contrat social, les penseurs marxistes en terme de parti d’avant-garde, les confucéens en termes hiérarchiques à partir du modèle familial/paternaliste. A l’exception des Grecs, tous ces modèles envisagent un système centralisé où l’Etat possède le monopole de l’usage de la force et, par extension, la responsabilité de la sécurité de chaque citoyen et/ou d’un territoire. En pratique, la définition de ce qu’est un citoyen varie selon les sociétés, tout comme la relation entre la sécurité du citoyen par rapport à celle de l’Etat.
En pratique encore, cette fonction dite régalienne de l’Etat fournit aux gouvernements, y compris en démocratie, des pouvoirs au départ légitimes qui sont souvent source d’abus, au nom de la sécurité et de la stabilité. Garant théorique de la sécurité de ses citoyens, l’Etat est désormais l’un des principaux pourvoyeurs de violence contre les populations civiles.
Aujourd’hui, pratiquement tous les pays du monde sont régis selon les principes dérivés de la philosophie politique confucéenne, occidentale moderne et/ou marxiste, parfois un mélange de deux ou même trois d’entre elles. A cet effet, une grande majorité de pays disposent d’un système de sûreté nationale centralisé ou, tout au moins, pyramidal. Le phénomène est tellement ancré dans les esprits et dans les institutions qu’il ne vient souvent même pas à l’idée qu’un autre système pourrait exister.
Donc, pour faire simple, le système libéral, dans ses dimensions à la fois politiques et économiques (et, à fortiori, sociales) est intimement lié à une certaine conception de la sécurité. En conséquence, toute remise en question de cette notion va au cœur même de ce qu’est une société, et un Etat, libéraux. Pour l’heure, une telle remise en question, d’un point de vue philosophique du moins, n’est pas à l’ordre du jour. Or, le seul système ou systèmes, ceux qui se réclament de Marx/Engels, Lénine ou Mao, qui ont effectivement remis en question les fondements de la démocratie libérale, n’ont pas véritablement touché à cet aspect particulier des régimes libéraux dans la mesure où il s’agit là d’un des rares éléments que les deux systèmes ont en commun.
La ville, cible privilégiée des organisations terroristes
L’une des préoccupations parmi les plus pressantes des sociétés modernes concerne la violence terroriste. La recrudescence d’attentats terroristes depuis les années 1980, combinée à l’urbanisation accélérée de l’ensemble de la planète laisse augurer d’un avenir inquiétant dans ce domaine. Depuis la naissance au premier siècle de notre ère des premiers mouvements ayant usé de la terreur à des fins politiques, la ville s’est immédiatement imposée comme le théâtre privilégié des attentats terroristes. Et, depuis cette période jusqu’à aujourd’hui, ce sont les Etats qui ont assumé la responsabilité de répondre à la violence terroriste.
Avec le mouvement actuel de nos sociétés vers la démocratie participative et la gouvernance de proximité, la problématique terroriste va inévitablement poser des problèmes de partage des responsabilités entre les autorités locales – y compris les associations et organisations citoyennes – et les autorités nationales. Les réponses apportées dans les prochaines années pourraient servir de modèle, ou de contre modèle, aux bonnes pratiques et illustrer les possibilités, ou les limites, du modèle municipaliste.
Pourquoi les villes, et, surtout, les grandes villes? Il y a plusieurs raisons à cela et ces raisons invitent à une réflexion en profondeur sur les politiques urbaines de demain. Les raisons peuvent être sub-divisées en deux catégories. Celles qu’on peut qualifier de symboliques et puis celles d’ordre pratique. Les villes, d’une part, sont le siège de l’autorité politique de l’Etat. D’autre part, en tant que vivier de la vie culturelle et comme mémoire vivante de l’histoire d’une région ou d’une nation (ou d’un empire), elles abritent une concentration de multiples symboles, à commencer par ses bâtiments, ses œuvres d’art publiques, ses lieux de culte. D’un point de vue pratique, c’est dans les villes que se concentrent les foules, donc des cibles « molles » comme l’on dit aujourd’hui non sans un certain cynisme, et elles offrent une liberté de manœuvre supérieure aux campagnes pour ceux qui ont pour objectif de semer la terreur. Logiquement, c’est donc traditionnellement dans les très grandes villes chargées de symboles qu’ont lieu la majorité des attentats à caractère terroriste. Paris, Londres, Madrid ou New York, par exemple, incarnent toutes à leur manière la culture Occidentale dans ce qu’elle a de plus glorieux – l’art, la démocratie, l’industrie – mais, aussi, de plus abject : la domination, l’arrogance ou, pour certains, le dépérissement de l’ordre moral et religieux.
Pour autant, c’est en tant que symbole d’un Etat, d’une nation ou d’une culture que la ville se retrouve dans le viseur d’organismes visant à semer la terreur et non en tant que ville. C’est donc un vecteur de la dynamique terroriste ou, si l’on préfère, le théâtre à la fois physique, symbolique et psychologique d’une confrontation qui oppose un Etat à un organisme non étatique qui cherche, pour diverses raisons, à renverser le statu quo en s’attaquant à l’autorité du gouvernement et à sa légitimité, y compris sa légitimité à assurer la sécurité des citoyens visés par cet organisme.
Dans cette perspective, l’appareil d’Etat se retrouve dans une situation défensive, situation que les dirigeants s’empressent généralement de mettre en exergue, et qui oblige le gouvernement à entreprendre des mesures de rétorsion avec les moyens qui sont les siens, principalement par le truchement de « forces de l’Etat, » police, appareil judiciaire, forces armées le cas échéant. Il n’est pas rare qu’un gouvernement profite d’une telle situation et l’exploite à des fins purement politiques.
Paradoxalement si la ville est le théâtre de la confrontation et si ses habitants, et leur sécurité, en constituent l’enjeu principal, les autorités municipales, sans même parler des organisations citoyennes, se retrouvent dans des rôles souvent secondaires, en marge des grandes décisions.
Les villes et la cybersécurité
Le développement rapide de l’intelligence artificielle et des nouveaux modes de communication a naturellement vulnérabilisé nos sociétés de plus en plus dépendantes des réseaux de communications électroniques. Face à la cyberfriction, au cybercrime ou au cyberterrorisme, les autorités actuelles sont essentiellement sans défense et certains gouvernements tentent d’ailleurs aujourd’hui de tirer profit de cette situation pour affaiblir rivaux ou adversaires. Ces attaques touchent même désormais le domaine de la pensée avec le ciblage des opinions publiques par le truchement des fausses informations, les fameuses fake news, dont on sait combien elles sont susceptibles de miner les soubassements des sociétés démocratiques. Les appareils d’Etats et les sociétés privées figurent parmi les victimes potentielles et effectives parmi les plus notoires du cyberespionnage, de la cyberpropagande et de la cybercriminalité.
Mais Il est un type de cible dont on parle beaucoup moins dans le cadre des débats sur la cybersécurité : les villes. Centre nerveux des Etats, des industries et des économies et, aussi, le support principal de toute la dynamique culturelle et intellectuelle d’une société. elles constituent autant également des cibles molles pour les cybercriminels, d’autant plus que, contrairement aux appareils d’Etats, elles n’ont pas encore vraiment développé de systèmes de défense ni même, bien souvent, commencé à réfléchir à leurs vulnérabilités, en tant que villes, en matière de cybersécurité et d’agressions cybernétiques.
Parmi les réponses apportées à la cybercriminalité, celles-ci, généralement se sont focalisées sur les systèmes macro-politiques, en particulier les institutions trans-nationales et supra-nationales, en d’autres termes, tout ce qui touche à la gouvernance mondiale. Mais la nature même du système international, au sein duquel les règles du droit international sont limitées et dépendantes du bon vouloir des Etats ou des organismes qui les représentent (comme l’ONU), fait qu’il n’y a pratiquement aucuns garde-fous susceptibles de régir un domaine qui, sans trop d’exagération, existe dans un univers globalement anarchique. Or, de l’anarchie au chaos, il n’y qu’un pas, aisément franchi par tous ceux qui en ont l’envie, la volonté et les moyens.
Hormis quelques initiatives isolées, comme celle du Conseil de l’Europe et sa Convention sur la cybercriminalité (Convention de Budapest, 2004), les réactions se font attendre. La portée de telles initiatives est par ailleurs souvent modeste ; pour des raisons intimement liées à la nature des relations internationales et des rapports de forces, ainsi qu’à l’évolution récente de l’ordre (ou désordre..) mondial, de nombreux Etats refusent de participer à de telles initiatives dans la mesure où il entendent profiter de l’absence de normes et de règles en la matière pour tirer avantage sur leurs rivaux, leurs adversaires et, parfois aussi, leurs alliés. La Convention du Conseil européen, dont le but est d’harmoniser les lois contre la cybercriminalité et de faciliter la coopération internationale, rappelle étrangement la Société des Nations qui, dans les années 1920 et 1930, s’avéra incapable de rallier la cinquantaine d’Etats que comptait alors la planète géopolitique (contre 200 aujourd’hui). Mais, à l’instar de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Japon ou de l’URSS de l’époque, les grandes nations d’aujourd’hui sont réticentes à s’impliquer dans la régulation et l’application de lois visant à punir les cybercriminels.
Le principal problème de la cybercriminalité est qu’une attitude réactive s’avère toujours insuffisante face à un adversaire qui évolue et s’adapte vite. Il est donc impératif de mettre en œuvre des stratégies proactives et même, le cas échéant préemptives. Du fait que les gouvernements sont notoirement lents à réagir à ce type de problèmes et qu’ils envisagent la sécurité sous un angle national, il est impératif que les villes agissent de leur propre chef, dans les limites de la loi bien entendu, et si possible en coordination avec les autorités fédérales, faute de quoi elles seront condamnées à subir et se retrouveront sans défense face à des adversaires insidieux qui peuvent potentiellement leur causer de très gros problèmes.
Les villes : laboratoires innovants pour répondre aux enjeux de sécurité de leurs habitants
C’est donc plutôt dans l’espace local et plus spécifiquement municipal que beaucoup d’espoirs se sont reportés, et non sans raison d’ailleurs. Car c’est bien là que de nouveaux réseaux se développent qui eux-mêmes agissent, potentiellement ou effectivement déjà, comme ces garde-fous que les entités nationales et supranationales sont incapables de générer. Dans le domaine de l’information, par exemple, les nouvelles technologies permettent à de simples citoyens de relayer des images à partir de lieux où les organismes médiatiques centralisés (pour la plupart Occidentaux) n’ont pas accès ou, comme c’est souvent le cas, pas le désir d’aller. A partir de là, les réseaux sociaux font le reste et de simples images ont le pouvoir de contrecarrer les mesures les plus extrêmes de la part de gouvernements nationaux pour interdire l’information ou de la transformer par l’effet de la propagande. Dans le domaine de la sécurité, les réseaux de villes permettent un partage d’informations sensibles inimaginable au niveau des Etats, ou même entre les gouvernements et les villes au sein d’un même pays. Ainsi, en se renforçant d’eux-mêmes, les pouvoirs croissants des autorités locales et des simples citoyens créé presque naturellement des contre-pouvoirs qui ont une influence non-négligeable sur la sécurité physique et intellectuelle des uns et des autres. A terme, ces initiatives de paix locales qui échappent au traditionnel monopole de l’usage des armes par l’Etat pourraient éventuellement servir de support à toute la problématique du vivre ensemble qui, comme chacun sait, est devenue au cours des dernières années un des grands thèmes du débat social contemporain.
Les menaces cybeterroristes et criminelles et transnationales posent de nouveaux problèmes aux gouvernements centraux qui voient là une perte potentielle de leur pouvoir et de leur légitimité, y compris en démocratie, où certaines institutions paraissent désormais en décalage avec les réalités sociales, décalage qui est l’une des causes, par exemple, du succès inattendu du mouvement des Gilets Jaunes en France. Dans la mesure où elles constituent des menaces complexes, de caractère transnational, dont les réponses réclament malgré tout des moyens conséquents, les réseaux de villes pourraient produire dans ce domaine des résultats que même les Etats auraient bien du mal à réaliser, les villes étant comme chacun sait souvent beaucoup plus libres de communiquer entre elles et de travailler de concert que des gouvernements toujours soucieux de perdre du lest dans la course permanente avec leurs homologues, y compris leurs soi-disant alliés. C’est aux gouvernements aussi de s’adapter en conséquence et si la tendance actuelle se confirme, ce qui serait logique si l’on considère les mouvements vers une urbanisation, une démographie (urbaine) et une inter connectivité croissantes, ceci ne ferait qu’appuyer un élan historique qui, depuis plus de deux siècles, témoigne d’un recul global des institutions centralisées qu’accompagne un renforcement des pouvoirs du citoyen par le bas. En d’autres termes, à mesure que l’intelligence artificielle va progresser, pour le meilleur et pour le pire, il faudra bien que la gouvernance nationale et mondiale s’adaptent. Or, force est de constater que les villes sont dans une position avantageuse pour prendre l’initiative dans ce domaine.
Arnaud Blin est un historien et politologue franco-américain spécialiste de l’histoire des conflits. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, traduits en dix langues. Ancien directeur du Beaumarchais Center for International Research (Washington) et coordinateur pendant une dizaine d’années du Forum pour une Nouvelle Gouvernance Mondiale (Paris), il s’intéresse entre autres aux problèmes liés à la bonne gouvernance et la sécurité. A travers le Forum, il a piloté avec Gustavo Marin une quarantaine de projets sur la gouvernance mondiale. Dernier ouvrage paru: War and religion. Europe and the Mediterranean from the first through the 21st centuries (University of California Press, 2019).
Averill Roy est facilitatrice de l’intelligence collective auprès de plusieurs initiatives citoyennes et municipalistes. Passionnée par les dynamiques citoyennes locales, elle collabore pour Commonspolis avec Arnaud Blin pour accompagner le chantier de travail « Municipalisme et sécurité des citoyens ».