UN RECIT DE LAURA ROTH ET MARCELO EXPÓSITO
Laura Roth: Il y a toute une partie du récit historique qui a été systématisé dans le Guide de « Comment remporter la ville. » Voici les étapes principales qui caractérisent le processus de Barcelona en Comú :
Barcelona en Comú est une confluence où participent des personnes issues de mouvements, de partis et des personnes individuelles. Nous avons remporté les élections de 2015, obtenant 11 des 41 conseillers municipaux, nous étions la première minorité mais nous ne disposions pas de la majorité suffisante pour pouvoir diriger la ville et pouvoir changer la législation locale, approuver des budgets sans appui des autres forces politiques. Cela nous a poussé à réaliser un pacte de gouvernement avec le parti socialiste qui dispose de trois conseillers de plus ; l’expérience de Barcelona en Comú est de diriger une ville en minorité sans avoir les pouvoirs du gouvernement qui permettent de réaliser les changements. La façon de travailler implique donc d’essayer d’utiliser les ressources existantes pour faire les choses de façon différente. Cela explique les nombreuses limites qui apparaissent dans la pratique de diriger au niveau local.
Les éléments que l’on considère les plus remarquables de la démarche de Barcelona en Comú et du processus qui a donné naissance à sa création sont les suivants :
Le changement de discours politique.
Dans un contexte de mécontentement de la politique traditionnelle, ça n’avait aucun sens d’insister encore avec les discours de la vieille gauche ; dans un contexte de précarisation ça n’avait aucun sens de parler de luttes de classes, ni d’intérêt de classe, ni même de droits sociaux de façon théorique quand dans de nombreux cas il y a de réels problèmes au niveau local et où les gens la comprennent à des niveaux concrets. Notre discours n’était pas de confrontation (aspect masculin du langage) mais de bien commun. Ramener la politique aux gens qui vivent dans les villes et leur parler de choses qui les intéressent. Traduit dans la pratique ça a été par exemple la construction participative du code éthique, qui imposait un certain nombre d’obligations aux personnes qui allaient représenter la plateforme. L’idée était que les gens eux mêmes créent leur organisation,permettant à n’importe quel individu de s’y inscrire au niveau local.
Le 2e élément était la mise en place d’une démocratie radicale, aussi bien au sein de l’organisation qu’à l’intérieur de l’institution de la mairie.
Dans l’organisation il y a différents degrés de participation et d’engagement ; les décisions importantes devaient permettre la participation des toutes les personnes, des sympathisants aux citoyens en général. La démocratie radicale se met en œuvre grâce aux processus participatifs pour faire des nouveaux plans stratégiques et apporter des réformes aux processus existants de participation.
Puis, la féminisation de la politique.
Féminisation qui allait bien au-delà d’assurer la parité dans les organes du gouvernement ou de mettre en place des politiques de genre dans la mairie, mais où il était question également de changer les discours, les styles, les façons de faire pour entrer dans une logique où ce qui est important ce sont les pratiques mises en œuvre, reconnaître que les victoires importantes sont les petites,… c’est un type de logique très proche de celle de l’APAH (Association de soutien aux affectés par l’hypothèque); une logique de petits pas qui démontre que l’on peut avancer malgré la difficulté de grands plans (que peut être nous ne pourrons jamais mettre en pratique). Cette distinction reflète en quelque sorte la façon masculine et féminine de vivre la politique.
Un autre élément, c’est compter sur du financement alternatif indépendant des organisations financières à travers des contributions et des prêts individuels.
Comprendre l’importance de la politique locale pour le changement politique dans le futur. Dans un contexte de mécontentement de la politique traditionnelle, le local permet d’avoir un impact sur le changement et dans notre perception de la politique, mais aussi dans le type de débats que nous pouvons avoir, lorsque les problèmes sont concrets.
Par ailleurs, cela est important non seulement pour la ville mais cela doit également faire partie de stratégies multi niveaux où il y a différents espaces d’action et où au niveau municipal il est important de tisser des réseaux et des complicités avec d’autres organisations qui vivent des expériences similaires pour que collectivement on puisse avoir un impact politique plus fort (cas de la résistance des villes nord américaines après l’élection de Donald Trump). Cela s’avère possible seulement si les plateformes agissent de façon coordonnée et avec des relations établies à partir de la confiance et non à partir d’accords institutionnels. (Laura Roth).
Marcelo Expósito: Je vais exposer cinq problèmes ou limites liés au processus du saut institutionnel et trois réflexions sur des problèmes de fond.
Le saut institutionnel que l’on vit actuellement est le résultat de la puissance citoyenne, mais aussi le résultat de ses limites.
Lorsque le Parti Populaire (PP) a commencé à gérer la crise d’une façon plus dure avec des politiques profondément néolibérales, la gauche institutionnelle s’est désistée de ses fonctions d’opposition. Il est certain que ce sont les mêmes personnes qui se sont érigées en opposition aux politiques de droite mais même dans les moments de plus grande force de mobilisation citoyenneté, le PP n’accusait et ne répondait à aucun type de message, la crise du régime s’est convertie en blocage, un endurcissement qui le rendait imperméable à la voix de la citoyenneté. Notre saut fut donc de constater cette limite, à savoir qu’être uniquement dans la rue n’est pas suffisant pour modifier les politiques à grande échelle en cas de crise systémique.
Le deuxième problème c’est que le saut institutionnel n’est pas transposable à n’importe quel contexte.
Il n’existe pas de formule. La clé du saut a été la conjonction d’une crise de régime politique très grave qui dans le contexte de l’Etat espagnol a des connotations très particulières et dans ce contexte nous avons su renforcer les laboratoires politiques locaux. En d’autres termes, renforcer ce qui dans les villes était l’objet de particularités, leurs traditions d’organisation et de révolte… Ce n’est pas facile de franchir le pas institutionnel dans des endroits où les traditions ne sont pas si ancrées et où la crise de régime politique ne permet pas de prendre d’assaut le pouvoir institutionnel.
Le 3e problème est que lorsque l’on remporte les élections on ne gagne pas le pouvoir.
Le pouvoir est plus ample. Pour arriver à exercer un pouvoir efficace et conséquent et réussir à s’affronter aux pouvoirs non démocratiques, nous avons besoin d’une citoyenneté indépendante, autonome et capable d’agir. Cependant, on sait que ce saut institutionnel va souvent de pair avec une fragilisation des organisations sociales pour plusieurs raisons : le saut décapitalise les mouvements sociaux, et il n’y a pas toujours une société organisée en permanence. Bien souvent lorsque se franchit ce saut institutionnel, on se retrouve avec une société démobilisée.
Le 4e: Une grande partie de nos méthodologies nous posent problème.
Les codes éthiques sont indispensables pour une régénération de la politique institutionnelle. Mettre en place des candidatures via des élections primaires est important pour éviter l’appareil des organisations mais ces candidatures ne garantissent pas toujours des gouvernements plus efficaces, parfois ils créent des gouvernements plus fragmentés. Les élections primaires se fondent sur le principe de la participation citoyenne générale, mais dans une situation de démobilisation, lors des élections primaires, seules participent les organisations politiques, du coup cela engendre des luttes entre factions politiques et non une ouverture générale à la citoyenneté. Les codes éthiques sont indispensables mais toutes les procédures de présentation des comptes, de transparence, de plafonnement des salaires entravent bien souvent l’exercice du gouvernement. Le fait que des personnes qui proviennent d’autres milieux avec davantage de ressources économiques puissent s’incorporer à nos organisations ou nos gouvernements peut être une entrave. Par exemple, avec certains plafonnements de salaires une mère célibataire, immigrante avec deux enfants ne pourrait gouverner.
Le 5e problème est la limitation intrinsèque du pouvoir municipal.
Dans le cas du pouvoir espagnol, la gestion néolibérale n’a pas seulement été un processus de destruction des droits sociaux et politiques et de mise en place de politiques d’austérité. Elle a aussi été un processus de construction. Le néolibéralisme met en place une psychologie sociale individualiste, une architecture du pouvoir verticale, des mécanismes avec le seul but de soustraire la richesse du bas vers le haut. De plus, elle construit une structure législative répressive avec des lois qui entravent la mobilisation sociale, des lois qui centralisent à nouveau le pouvoir aux mains des Etats et au détriment de la marge d’action du pouvoir municipal…. En d’autres termes, on veut construire à partir des municipalités, mais n’oublions pas que ces mêmes municipalités au sein de la société néolibérale sont à chaque fois de plus en plus affaiblies, et leurs compétences ont été chaque fois plus limitées. Dans le cadre d’une Union Européenne fortement néolibérale et subissant une ascension très forte de l’extrême droite, il est difficile de contribuer à l’échelle européenne depuis le niveau municipal. Aujourd’hui, depuis une perspective de construction par le bas, le développement de l’extrême droite tient une place hégémonique en Europe. Cette dernière a été l’hypothèse gagnante.
Réflexions autour des grands défis posés au municipalisme.
L’activisme et les mouvements sociaux sont un moteur vital pour mettre en place ces processus mais nous sommes aussi notre propre limite à surmonter.
La reconstruction de notre société par le bas doit aller au delà des limites des mouvements. Dans deux domaines : les mouvements sociaux partageaient avec le 15M un bon sens très horizontaliste et cependant nous avons dû apprendre à gérer les leaderships politiques. La construction de leaderships politiques est contraire au bon sens traditionnel des mouvements. Une autre limite se fonde sur l’idée d’accumuler des forces dans la société avant de franchir le pas. Nous n’avons pas pu attendre la mise en place d’une accumulation de forces politiques suffisante et on a dû franchir le pas profitant du moment de crise, c’est pour cette raison que nos gouvernements sont faibles maintenant.
La 2e réflexion : pour gouverner nous avons besoin de plus de compétences et de connaissances … que celles des mouvements sociaux,
Nous avons davantage besoin de compétences spécialisées, qui nous servent, qui nous soient utiles sans politiser; parce qu’à différence de la sociale-démocratie nous ne sommes pas seuls pour gérer les gouvernements.
La dernière réflexion : nous représentons ici des organisations partageant des horizons de rupture mais dans une situation de crise, la majorité sociale dispose plutôt d’un horizon restaurateur.
La majorité de la population souhaite revenir à un état comme avant … et visiblement nous apportons un message négatif pour les gens : nous ne pouvons pas revenir à l’état antérieur (!). Les sentiments négatifs de la crise sont des sentiments conservateurs, restaurateurs et c’est naturel que cela soit ainsi,… et cela constitue la clé de l’ascension de l’extrême droite. Nous devons apporter un message idéologique avec des contenus mais nous devons créer une empathie avec les sentiments négatifs des gens. Il y a une part de vérité dans le vote de l’extrême droite.
En conclusion, je dirai que nos processus proviennent d’un cauchemar, du moment où la crise frappe et détruit de nombreuses certitudes mais nous venons aussi du fond d’un espoir à savoir qu’au moment où les gens étaient les plus vulnérables, ils ont réussi à joindre leurs mains pour se soutenir mutuellement. Nous sommes l’exemple démontrant que c’est possible. D’ailleurs, un des slogans de l’APAH est et reste « Oui ! Nous Pouvons ». (Marcelo Expósito).