#1. Prendre soin en ces temps de précarité
Ces dernières années ont été marquées par la perte progressive de nombreux droits conquis pendant des décennies par la citoyenneté. La plupart des pays européens ont été confrontés à un démantèlement de l’État providence au profit de politiques néolibérales d’exploitation qui bénéficient aux classes supérieures et rendent le travail encore plus précaire. En outre, les organisations et les mouvements sociaux dans lesquels nous passons notre vie de travailleur·se et de militant·e manquent généralement, pour le meilleur ou pour le pire, d’un cadre institutionnel qui leur accorde une certaine reconnaissance en tant qu’acteurs pertinents de la société garantissant des normes qui ralentissent l’appauvrissement général. C’est pourtant un terrain propice aux pratiques et aux initiatives de soutien mutuel conçues pour garantir les droits qui étaient auparavant couverts par l’État.
#2. Tout est une question de contexte
Il n’existe pas de recette universelle pour le Care, pour le fait d’intégrer la dimension du soin au sein de nos organisations. Notre réunion de lancement a souligné qu’il existe des besoins similaires en matière de Care dans différentes organisations en Europe : manque de temps, mauvais équilibre entre vie professionnelle et vie privée, processus orientés vers l’hyperproductivité, manque de valeur sociale pour les activités pour prendre de soin des personnes ou des groupes ou incapacité à soulever certains problèmes structurels des organisations, entre autres. Les symptômes sont similaires, mais les causes dépendent beaucoup du contexte : la nature de l’organisation, son échelle, son domaine de travail, ses membres ou ses employés ; l’écosystème dans lequel l’organisation existe et si elle est régie par la coopération ou la concurrence ; et les politiques publiques dont dispose le pays. Ainsi, les stratégies possibles pour souligner l’importance du Care divergeront forcément d’un contexte à l’autre.
#3. Le Care est naturalisé, et donc difficile à identifier
Le travail lié aux Care a traditionnellement été attribué aux femmes comme faisant partie de l’ordre naturel des choses. Et ce n’est pas une coïncidence. Il est prouvé qu’il y a eu un effort explicite et constant dans l’histoire pour limiter les responsabilités et les capacités des femmes à participer à la reproduction sociale. La réintégration des femmes dans la sphère du travail au cours du XXe siècle n’a guère progressé à cet égard en alourdissant les responsabilités qu’elles portent. En outre, les environnements de travail sont également truffés de pratiques liées au Care qui sont essentiellement attribuées aux femmes. Les organisations doivent faire un effort concret pour expliciter et révéler les pratiques de Care qui sont actuellement déséquilibrées.
#4. Prendre soin des uns des autres est un aspect transversal de la société
Le Care est partout parce que c’est une question transversale, ce qui signifie qu’elle touche toutes les pratiques dans notre travail privé et public. Cela entraîne une difficulté lorsqu’il s’agit de tracer les frontières du Care en tant que pratique ou approche dans les organisations. Lors de la réunion de lancement, nous avons été confrontés à la difficulté de reconnaître ce qui était de l’ordre des pratiques relevant du Care, de ce qui ne l’était pas. Il appartient à chaque organisation de faire son propre travail d’identification lequel requiert généralement un processus d’essai et d’erreur. Pour y parvenir, les membres de ces organisations doivent travailler à la création d’espaces sûrs, guidés par l’empathie et la compréhension.
#5. Prendre soin des uns des autres est un enjeu politique
Les organisations orientées vers la production survivent généralement sous une forte pression extérieure. Cela provoque un manque structurel de temps pour réfléchir à d’autres questions telles que leur gouvernance, perpétuant des règles et des relations qui reproduisent un déséquilibre dans la gestion du bien-être individuel et collectif et bloquant tout débat qui n’est pas orienté vers un objectif. Les organisations hiérarchiques et horizontales reproduisent cette dynamique ; et cela s’explique par le fait que la valeur sociale accordée aux différents types de tâches est en réalité toujours hiérarchique. Par exemple, il n’est pas valorisé de la même façon le fait de faire une interview pour un journal ou faire la vaisselle ; alors que les deux actions sont importantes pour maintenir la vie au sein d’une communauté. Cela touche également au problème de la représentation au sein des organisations : ceux qui établissent les liens avec les parties prenantes ont généralement tendance à monopoliser ces relations, ce qui génère des disparités en matière de partage de pouvoir au sein l’organisation.
#6. Le partage du pouvoir passe aussi par le partage équitable du Care au sein des organisations
Vouloir s’attaquer au partage de pouvoir, implique automatiquement d’organiser une redistribution des soins et du bien-être dont chacun.e peut bénéficier. Véritablement faire face à cet enjeu demande du temps et des efforts, mais cela améliore également la nature démocratique des mouvements et des organisations. Car cela permet de reconnaître que chacun·e a besoin de participer sur un pied d’égalité aux processus de prise de décision. Nous avons convenu de la nécessité de tester différents outils et méthodologies qui aident les organisations à identifier les mécanismes invisibles qui répartissent les tâches et les rôles de manière déséquilibrée.
#7. Le corps s’imprègne et se souvient
Oui, cela prend du temps. Mais la meilleure façon de changer des comportements établis de longue date est d’exercer des rôles qui peuvent paraître anormaux au début voire même inconfortables pour certaines personnes. Au bout d’un certain temps, ces comportements sont intégrés et l’organisation les assume tout aussi naturellement que ceux qui existaient auparavant. Attention, ce scénario peut impliquer de réveiller et expliciter les conflits latents, jusqu’à alors ignorés de l’organisation. Face à ces situations, nous recommandons à celleux qui se trouvent dans une position vulnérable de chercher des allié·e·s, qui ressentent la même chose ou sont plus sensibles à la question, avant d’expliciter le conflit pour que le sujet soit suffisamment recevable et légitime pour être porté à l’ordre du jour de l’organisation.
#8. Prendre soin des autres, c’est viral
Oui, c’est exigeant et cela peut être à la fois difficile d’identifier un conflit lorsque l’on risque d’être assimilé.e à sa source ou sa cause. Mais nous avons aussi une bonne nouvelle : une fois que l’on est lancé·e·s et que l’on commence à intégrer des outils et des mécanismes, la préoccupation pour le bien-être de tou·te·s. se répand rapidement d’elle-même ! De nombreuses personnes se trouvent dans des positions vulnérables, surchargées de travail et sont actuellement les seules à porter les tâches liées au Care. Nous devons les relier et faire en sorte que le débat se développe dans les différents espaces de la vie sociale.
#9. L’importance des règles
À un moment donné, nous devons nous interroger si nous avons besoin de règles formelles et claires qui structurent ce qui était auparavant invisible. SPOILER : il n’existe pas non plus de recette universelle magique. Certaines organisations, généralement plus petites et plus stables en termes de membres, peuvent compter sur l’empathie, l’écoute active et la consolidation d’attitudes transformatrices. D’autres, plus grandes ou dont les membres fluctuent, peuvent sentir le besoin de règles plus urgent. Mais soyons conscients d’une chose importante : assurer une meilleure répartition du Care ne doit pas nous conduire à un processus très bureaucratique dans lequel personne ne connaît les règles exactes qui régissent l’organisation. Soyons pratiques et faisons appel au bon sens de notre récente expérimentation du Care (guidé par l’empathie et l’écoute active) et la nécessité de fixer des règles strictes concernant l’espace et nos relations.
#10. Le Care requièrent le développement de stratégies à plusieurs niveaux
Laboratories of Care examine en profondeur le processus par lequel les organisations atteignent leurs objectifs, en prêtant attention à ce à quoi nous omettons de nous intéresser au cours de ce processus. Nous sommes certains qu’il n’existe pas de solutions universelles clé en main du Care pour les organisations, il n’y a pas de formulaire à remplir. Le Care est un domaine d’expérimentation, un domaine pour tester les solutions possibles, mettre de côté celles qui ne fonctionnent pas et faire preuve de créativité dans les solutions que nous trouvons. Et cela doit être fait à différents niveaux dans les organisations de façon à simplement « faire avec » les comportements, l’environnement et les politiques qui peuvent garantir un meilleur encadrement de nos diverses expériences.
Ces 10 pistes rassemblent une série de conversations et d’idées qui ont été partagées lors de la réunion de lancement des Laboratoires of Care à Castielfabib fin 2019, publiées par ZEMOS98. Laboratories of Care est un projet coordonné par Shelagh Wright, Peter Jenkinson, Krytyka polityczna, Commonspolis et ZEMOS98. Il est financé par la Fondation Européenne de la Culture et FundAction.