Didier Fradin est contributeur de plusieurs expérimentations citoyennes et participatives à #MAVOIX et La Belle Démocratie. Il était présent lors de la rencontre “La commune des communes”, la premières rencontre des communes libres et des initiatives municipalistes organisée par l’Assemblée Citoyenne de Commercy, ville des madeleines,située dans l’Est de la France, les 18 et 19 janvier 2020. Il nous livre depuis l’intérieur son regard sur les enjeux qui émergent derrière ces mouvements citoyens démocratiques français à la croisée entre Gilets Jaunes, municipalismes et communalisme.
par Didier Fradin | Février 2020
C’était le rendez-vous à ne pas manquer, voir en vrai les héros de l’appel de Commercy, dont je connaissais chaque visage, visionnés et revisionnés à l’occasion d’un montage que j’avais réalisé sur la démocratie, juste après ces gilets jaunes d’un autre genre, tagués #MAVOIX. Dans ce groupe issu du mouvement des Gilets Jaunes2, on a repris l’expression “Communalisme libertaire” au sein de l’Assemblée citoyenne de Commercy, née de la réflexion de Murray Bookchin, qui a théorisé l’écologie sociale, et le municipalisme ou communalisme libertaire. (voir l’excellent article de Ballast sur le sujet)
Ce qui frappe, à première vue, c’est la gentillesse de l’accueil et la modestie des « redoutables » Gilets Jaunes d’ici, bien loin de la réputation ressassée dans les médias, bien loin de l’image de râleurs inconséquents, destructeurs et anti-écolos dont ils sont quotidiennement crédités sur les chaînes d’infos continues. Ça, c’est fait…
J’arrive à la tombée de la nuit chez Lucas, mon hôte pour le week-end, dans une grande maison au centre d’un petit village à 20 km du lieu de la réunion, un feu crépite déjà dans le poêle à bois : »Nous serons 15 ou 20, me dit-il, mais on a été jusqu’à trente pour les rassemblements anti-nucléaires de Bure3. » Dans le groupe d’opposants à Bure, on parlait déjà de municipalisme, lorsqu’une cinquantaine de personnes, qui n’étaient pas spécialement impliquées dans la lutte antinucléaire, se rassemblent dans l’idée de former un groupe Gilets Jaunes, les militants anti-Bure ont apporté leur soutien, et l’idée de leurs cabanes de résistance a inspiré le groupe de Commercy pour leur propre « cabane4 » , « symbole de la lutte populaire et de la solidarité » détruite en mars 2019 sur la demande du maire.
Lucas est polonais d’origine, il mène une entreprise qui recycle des ambulances destinées à l’Afrique, l’Asie, ou d’autres zones en précarité sanitaire. Il veille à ce « qu’au moins les blessés, les malades puissent y bénéficier d’un moment de confort relatif ». Ce sont ses mots, comme une énigme, mais j’y crois de suite, l’homme est sain. Des parisiens nous ont rejoint plus tard, de Montreuil, Pantin, Paris centre, et pour tous, je crois, à part, bien sûr les vrais végétariens, le goût des pâtés lorrains au petit déjeuner nous est resté. Sérieusement, on s’y fait dès la première bouchée, ensuite, c’est comme une drogue. Merci, l’ami !
Ce qui m’a surpris, dès le lendemain matin, c’est de constater une fois de plus la différence entre fédération et confluence. Comme le souligne souvent le philosophe Edgar Morin5, »Nous sommes nombreux, mais dispersés…« . La première envie qui vient, c’est donc de fédérer, de rassembler sous une même bannière tout ce qui naît, pour passer à l’échelle supérieure, pour faire nombre.
Le thème de la rencontre m’apparaissait clair, comme me le confirmera plus tard Steven Mathieu, qui endosse le rôle de porte-parole de l’Assemblée de Commercy : la Commune des Communes, c’est comme une question posée à toutes les communes se définissant comme « libres », sur la façon de faire réseau, de faire commun(e). Mais il n’y a pas de pression pour uniformiser un mouvement, même si ça paraît plus pratique, le temps nécessaire pour que la sauce prenne est incompressible, sous peine de passer à côté du but. C’est ce que les espagnols ont nommé « confluence ».
Se sont retrouvées à Commercy des listes participatives ou de démocratie directe, venant s’informer sur de nouvelles bonnes pratiques, beaucoup de groupes activistes et des penseurs idéologues appelant à mobilisation. Cette diversité doit être prise comme une richesse : posée, acceptée, assemblée, elle est le compost qui va permettre à une société civile complexe d’émerger, de se constituer, qui devra apprendre à délibérer, et c’est exactement le reflet de ce qui a animé les mobilisations de Gilets Jaunes : »Quelque chose cloche dans ce qu’on nous impose comme des évidences ! Nous devons prendre les choses en mains »
Ce constat posé, reste à trouver comment faire réseau, comment créer le liant, physique et virtuel, et particulièrement, au sein des groupes, comment redonner le goût de la parole à toutes celles et ceux qui n’ont plus l’habitude, et encore moins l’audace de la prendre.
Communalisme ou Municipalisme
L’écart entre Municipalisme et Communalisme ne m’était pas vraiment apparu, sans doute parce que les mots en « -isme » suggèrent une teinte par trop idéologique sur un mouvement qu’on voudrait global et inclusif, un déterminisme un peu trop précis. Mais là, en plénière, on marque la différence, les communalistes prêtent aux municipalistes le désir particulier de conquête électorale, réservant le communalisme à une action limitée à l’échelle du bassin de vie, là où chacun peut réellement faire bouger les choses.
Pour moi, ces deux échelles sont liées, et les expériences espagnoles, et plus encore italiennes, montrent que tous deux sont des mouvements de luttes locaux, constituant à partir de collectifs d’habitants les plateformes municipalistes. A creuser !
Et c’est dans le brouhaha du tour de table traditionnel, où chacun se présente, qu’on distingue les constats et attentes des groupes locaux présents :
- Beaucoup sont dans l’élaboration d’une charte, comme l’Assemblée populaire d’Ugines
- Dans le Gard, les GJ (Gilets Jaunes) de Sommières veulent « faire du bruit ». Ils proposent d’inventer un Commun de communication. Ça, ça me parle !
- Quelques-uns se disent conscients de réinventer de vieilles recettes, mais au moins, « ça cogite ».
Pour certains groupes locaux, s’exprime un doute de légitimité : “On n’est pas assez intelligents, on ne sait pas vraiment qui on représente »
- Les « Bragards » de Saint Dizier parlent de « ville de chômeurs, d’habitants résignés ».
- A Langres, la liste citoyenne « maintenant j’agis » veut louer un local pour être visible, « qu’est-ce qu’on sent de vibrant en nous? »
- Chez les Gilets Jaunes de Montreuil, on est sur le communalisme, on prône l’écologie sociale, comme à Nous-sommes Pantin, qui se sentent, eux, plutôt municipalistes, on veut le contrôle des loyers, lutter contre la gentrification, il faut cartographier les initiatives, identifier les tendances…
- Une question récurrente : doit-on opposer simples citoyens et partis ?
A Paris (Décidons Paris), on veut prendre des mairies pour créer des « lieux communs ». L’initiative « Faire Commune », contre toute logique de conquête, veut « affirmer le droit à la ville. Dans ce droit, il y a l’idée d’une vie bonne, d’une vie juste et digne, où l’entraide est une clé de voûte. » Elle prône une « organisation non-capitaliste de la vie », se réclame ouvertement du communalisme et se réfère à Murray Bookchin, qui a théorisé le municipalisme libertaire et l’écologie sociale, au Rojava syrien et au Chiapas zapatiste. L’ancien footballeur Vikash Dhorasoo, candidat aux élections municipales de 2020, se réclame du communalisme, et, se déclare, au nom de la liste « Décidons Paris ! », dans la « lignée » du Rojava.
« Mes amis, le Monde a besoin de votre « Commune des Communes »
…s’exclame Janet Biehl, veuve et plus proche collaboratrice de Murray Bookchin. Continuant le projet municipaliste, elle en cherche les incarnations possibles dans le réel. Elle s’excuse de ne pas avoir pu venir mais exprime dans un message vidéo sa joie de voir reprise l’expression de son père, la « Commune des Communes ».
Contrairement à d’autres démarches libertaires, Bookchin, lui, ne rejette pas les institutions politiques, du moment où elles favorisent la liberté, ce qui est loin d’être le cas chez nous. Si le local s’avère être le meilleur niveau pour relever le pari de l’autogestion citoyenne, il manque cruellement d’un cadre législatif. Selon lui, seule une confédération de municipalités pourra faire face aux défis de taille qu’entraînera l’opposition inéluctable du système capitaliste et de l’État-nation, et faire suffisamment pression pour permettre la constitution de ce cadre.
La philosophe Annick Stevens, philosophe à l’Université populaire de Marseille, spécialiste d’ Aristote, qui a animé la première assemblée citoyenne de Commercy, explique : « Janet Biehl nous aide à ancrer la quête de l’autonomie politique dans la meilleure part de notre héritage historique, à anticiper toutes les difficultés qui ne manqueront pas d’accompagner ce long processus, et surtout à retrouver l’énergie et l’enthousiasme sans lesquels il n’est pas de changement radical possible »
Un enthousiasme né de la colère
Si une colère commune contre les entraves de l’état aux mobilisations populaires qu’il ne peut contrôler se distingue bien, plusieurs groupes déclarent qu’il demeure une contradiction non réglée entre les souhaits exprimés de nombreux habitants pour plus de parking dans les centres-villes, et les impératifs de la sobriété écologiste. C’est sans doute un des freins majeurs à la mobilisation au niveau local. Il semble qu’on ait, à court-terme, plus besoin de délibération au sein des habitants que de stratégie de conquête de l’exécutif local. Pour certains Gilets jaunes de Commercy, il y a une nécessité d’équilibrer la vie en collectif, l’action et la délibération pour satisfaire les aspirations du plus grand nombre et avancer durablement. Pour eux, ce modèle est celui qu’on devrait s’efforcer de retranscrire dans la municipalité et la société en général.
L’habitude consumériste est encore trop gravée dans notre ADN pour que nous ne nous laissions pas distraire des objectifs de la transition par la moindre attaque de notre sacro-saint « pouvoir d’achat ». On en a un bon exemple avec la réforme des retraites actuellement, qui a relégué au second rang les causes climatiques et sociales, l’attaque au portefeuille, même à long-terme, s’avère plus mobilisatrice que les dangers de fond.
On a donc un besoin d’éducation populaire, d’une couveuse d’idée faisant l’effort d’intégrer le point de vue féminin, bien sûr, mais aussi la jeunesse, en tant que génération montante et concernée, afin de déterminer ce qui est nécessaire pour créer les conditions d’une émancipation collective réussie.
Et c’est là que Mouts, de » Nus et Culottés6 » l’émission un peu folle de France 5, qui participe à la liste citoyenne de Langres, « maintenant j’agis », propose un atelier complémentaire à ceux du matin, qu’il juge un peu trop sérieux, intitulé « la Joie ». On tient là un des nœuds de l’affaire : « la joie, opposée à la raison : le militantisme, souvent sacrificiel, ne serait-il pas mortifère ? ». L’atelier connaît un vrai succès, particulièrement côté féminin, c’est plutôt bon signe…
Je fais une incursion dans d’autres ateliers, beaucoup plus graves, où l’on propose de requalifier le Conseil Municipal en « Chambre d’enregistrement des décisions prises par les assemblées citoyennes ». A juste titre, bien sûr. Mais à ce stade, je ne peux m’empêcher de poser face à face l’intention de la rencontre « la Commune des communes », qui fait résonner en moi l’idée de confédération, réseau, de passage à l’échelle, et finalement, des groupes militants refaisant en permanence les mêmes débats sur l’organisation et l’idéologie d’un mouvement, dont le principal intéressé, le peuple, est encore absent. Celui-ci, de fait, sait exprimer sa colère en descendant dans la rue, mais est encore assez peu enclin à passer des soirées à refaire son monde, et même son quartier.
Comment joindre les gens de tous les jours à notre réflexion, comment les emmener sur les chemins de conquête, quand ils semblent ne pas en éprouver le besoin ?
« Trop de tête, pas assez de cœur ». Revenu dans le cercle « joie », je lance à la volée la tirade préférée de l’ami Patrick Viveret , philosophe et économiste et défenseur du Buen Vivir, « Il est temps d’entamer une stratégie érotique mondiale ! ». Succès assuré, le groupe décide qu’il faut plus d’actions créatives, qu’il est nécessaire de transformer l’action en terrain de jeu.
Les langues se délient : « Il faut la contagion de l’émotion, mais pas cette joie factice que nous sert la pub » « Nous sommes des corps, en premier, nous sommes désir ». Certaines y voient un lien direct avec l’écoféminisme, les spécialistes jugeront.
Une conclusion en point de départ
Au terme du week-end, après un long échange avec Steven Mathieu, un des initiateurs de la liste citoyenne et qui passe plutôt bien dans les médias, et quelques instants avant une manif avec John, autre membre de l’équipe, l’idée, que je partage, qu’une étape symbolique forte s’est inscrite dans l’agenda municipaliste français, portant l’invitation claire à une ouverture à tous les mouvements, listes et assemblées locales qui s’inscrivent dans la reprise en main du pouvoir d’agir des habitants, dans toute la diversité que ce mouvement représente.
Il y avait vraiment du monde au rendez-vous, ce qui permet d’être optimiste pour l’avenir de la confédération des communes libres. Une maison du peuple s’est ouverte à Nancy quasi pendant la rencontre, c’est un signe. Il reste à créer ce que les espagnols ont appelé les « Mareas », l’impression de marée débordante en racontant toutes les expériences municipales naissantes, qu’elles gagnent électoralement ou pas.
Ce qui reste important pour les Gj de Commercy, et qui me réjouit personnellement, c’est qu’au-delà des noms qu’on pose sur les choses, assemblées locales ou listes municipales, municipales, il reste des militants pour s’engager dans la création d’un réseau des communs qui dépasse les frontières des institutions, dans le but affirmé de changer le rapport de domination actuel et de créer ce contre-pouvoir qui est au cœur du municipalisme libertaire.
Bien sûr, dans le mouvement polymorphe des Gilets Jaunes, le courant municipaliste est loin d’être majoritaire, mais l’expérience de Commercy, à laquelle s ’ajoutent celle de Saint Nazaire7 et de Montpellier8 est une ouverture notoire vers un archipel du changement, qui pourrait rassembler, à plus ou moins long terme, d’autres courants des luttes vers des plateformes politiques menant la vision du Commun.
Voir la video de la rencontre Commune des Communes
Didier Fradin, après un passage chez Nouvelle Donne de 2014 à 2015, convaincu que la forme même des partis politiques n’est pas réellement propice à la démocratie, devient contributeur de plusieurs expérimentations citoyennes et participatives, comme #MAVOIX , qui, jusqu’à l’issue des élections législatives de 2017, a préparé et porté 86 candidats tirés au sort sur 43 circonscriptions France et étranger et La Belle Démocratie, qui accompagne des assemblées locales et listes participatives pour les élections municipales, en coorganisant des rencontres inter groupes locaux, appelées « Curieuses Démocraties ».
2 Du nom des gilets de couleur jaune portés par les manifestants est un mouvement de protestation non structuré et sporadique né en France en octobre 2018, de la protestation contre l’augmentation du prix des carburants automobiles issue de la hausse de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE)
3 Le réseau « sortir du nucléaire » présent à Commercy, se mobilise depuis les années 90 contre le stockage de déchets radio actifs sur le « laboratoire de Bure », à une quarantaine de km de Commercy.
4 Dans l’appel de Commercy, l’incitation à créer des « cabanes » ou des « maisons du peuple », vise à autonomiser les mouvements sociaux par rapport au pouvoir local.
5 Edgar Morin est philosophe et sociologue, est penseur de la complexité (par opposition à la pensée unique, qui tend à réduire le réel), il participe à l’archipel « osons les jours heureux », comme Patrick Viveret et moi_même, ensemble d’organisations visant à instaurer un monde alternatif fondé sur la possibilité du Bien Vivre. Il est l’auteur de l’appel « Changeons de voie changeons de vie » en lien dans le texte.
6 Nus et culottés est une émission de télévision française diffusée depuis le 26 Juillet 2012 sur France 5. Nans (Nans Thomassey) et Mouts (Guillaume Mouton au générique depuis 2018) tentent des expériences itinérantes « culottées » en partant « nus » après s’être fixé un objectif en vue de concrétiser un de leurs rêves.
7 L’Assemblée des assemblées de Saint Nazaire, à la suite de Commercy, a créé un évènement remarquable les 5 et 7 avril 2019, déclarant nettement la volonté de sortir du capitalisme.
8 En novembre 2019, 500 Gilets Jaunes se rassemblent en Assemblée des Assemblées à Montpellier, pour, en guise d’anniversaire de l’Acte 1 du mouvement, et prônent le rassemblement de « tous les peuples qui se battent pour des causes similaires aux nôtres », qui cherchent à « devenir maîtres de leur destin », et veulent « la chute du système ».