Article de Diego Escobar Díaz, professeur, historien et militant pour la paix en Colombie. Ses travaux portent sur les conflits liés à la distribution des ressources naturelles et sur la manière dont les mouvements sociaux déploient leur pouvoir politique sur les territoires. Diego est consultant chez empodera-consultores.org, spécialisé dans la systématisation et la capitalisation des expériences et des processus. Cet article fait partie de l’ouvrage « Ecologie et Pouvoir d’agir » publié par le réseau français de coopération décentralisée et de solidarité internationale f3e dans sa collection Enjeux avec le soutien de l’Agence française de développement (AFD). L’ouvrage complet peut être téléchargé ici.
Vers un nouveau modèle de développement humain fondé sur la diversité des afro-descendant·e·s et des indigènes, Colombie.
Les analyses des problèmes écologiques ont de multiples perspectives et toutes sont importantes. Dans ce document, nous donnerons la priorité, d’un point de vue conceptuel, à celles que nous considérons comme fondamentales pour comprendre la situation et le contexte actuels de la Colombie. Sur les traces d’Arturo Escobar, nous utilisons le concept d’écologie politique de la différence, qui traite des « conflits pour l’accès et le contrôle des ressources naturelles, en particulier comme source de subsistance, ainsi que des coûts de la destruction de l’environnement »^2, auxquels s’ajoutent (au cœur des débats et des problèmes) les dynamiques territoriales et multiculturelles que nous décrirons ici.
Approche du contexte
On peut affirmer que, dans le cas de la Colombie, depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ce que nous appelons la modernisation conservatrice s’est concrétisée en économie, par le manque d’engagement dans l’industrialisation comme l’un des résultats d’une croissance économique inéquitable et, fondamentalement, par la consolidation de la crise écologique majeure concernant les territoires et la diversité.
Cette situation a ouvert la voie à d’autres dynamiques liées à la concentration du pouvoir politique entre les mains de quelques-uns. Entre 1970 et le début du XXIe siècle, une structure commerciale s’est mise en place et a fini par consolider le trafic de drogue. Cette structure, promue par les élites, est enracinée dans une tradition agricole produisant de manière intensive, se basant sur la grande qualité et la productivité des terres. Elle pratique une évasion fiscale historique, promeut une culture exacerbée de consommation de biens improductifs dans les secteurs dominants et par effet miroir dans les secteurs subalternes, et impose ses conditions par le recours à la force, pas toujours aux mains de l’État. Tout ceci a ainsi créé un climat de violence dramatique, la dépossession des terres et le déplacement interne de neuf millions de personnes ^3, et constitue un important défi qui doit être relevé si l’on veut changer ou au moins améliorer le modèle de développement humain dans le pays.
Il est également important de noter que le manque de compétitivité du modèle de modernisation conservateur, en plus de favoriser le secteur informel (la Colombie a l’un des taux d’informalité les plus élevés de toute l’Amérique latine ^4), s’accompagne d’une concentration croissante des exportations colombiennes au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, autour d’une re-primarisation^5, c’est-à-dire d’un retour à l’exploitation des ressources naturelles ^5. Cela signifie un très faible niveau d’innovation dans les exportations de textile et d’artisanat, parce que le développement économique est principalement basé sur l’exportation de pétrole et de produits miniers, soumis aux prix du marché international et générateurs d’emplois informatifs qualifiés pour très peu de personnes.
En bref, il s’agit d’une économie basée sur l’exploitation des produits primaires et des ressources naturelles avec une faible technologie, compte tenu du fait que,« à l’heure actuelle, la Colombie, comparée à d’autres pays d’Amérique latine, continue d’avoir une énorme fracture numérique en termes de technologie. Parmi les principales causes, on peut citer le manque de talents humains formés, le fossé linguistique, le manque d’incitations à accéder à la technologie et la faiblesse des investissements dans ce domaine » ^6. Alors qu’un véritable changement de modèle de développement humain devrait se fonder sur l’exploitation de moyens de haute technologie et promouvoir fondamentalement le respect de l’écosystème, des communautés et des cultures qui le soutiennent, c’est-à-dire qu’un développement équitable fait défaut ^7.
L’extractivisme minier et énergétique est un modèle qui, non seulement démontre la dépendance du pays à l’égard des transferts technologiques, mais donne également
Est-il possible d’établir une politique écologique de la différence sans connaître les territoires ?
La logique « écologique » promue par les entreprises, soutenue par les gou- vernements conservateurs traditionnels, a consisté à exploiter les territoires et leurs richesses sans tenir compte de l’importance du tissu communautaire, en déstabilisant l’équilibre écosystémique, en pillant les ressources naturelles, en sous-évaluant les cultures et les marchés traditionnels, en retirant le pouvoir aux communautés qui habitent ces mêmes territoires, en établissant des barrières ethniques et économiques et en générant des inégalités radicales, soutenues par des alliances avec des acteurs armés légaux et illégaux.
Penser aujourd’hui une écologie de la différence qui ne restaure pas le pouvoir des peuples sur leurs propres territoires est une erreur. C’est une erreur fondamentale en raison des luttes historiques qui ont eu lieu dans les territoires eux-mêmes, où les communautés locales, principalement des communautés indigènes, afro- descendantes et paysannes, ont lutté pour défendre leurs cultures, leurs territoires et leurs lieux de vie, ainsi que pour protéger de façon acharnée un écosystème sain et durable à transmettre aux générations futures. C’est là que les relations entre le corps, l’écologie, l’environnement, la sagesse ancestrale et la lutte entre l’économie locale et l’économie extractive ont été renforcées. Comme le souligne Arturo Escobar, « il y a une corporéité et une localisation de la vie humaine qui ne peut être niée »^8, il est vraiment nécessaire de neutraliser et d’arrêter les tendances socio-économiques qui favorisent la disparition du lieu, principalement celles qui donnent la priorité au global par rapport au local.
En outre, il existe en Colombie des inégalités économiques régionales très impor- tantes, ce qui signifie que certaines couches de la population sont exclues des bénéfices du développement économique, qu’elles ne peuvent pas atteindre les niveaux de base leur permettant de maximiser leurs capacités et donc d’atteindre le bien-être. L’écart se reflète également dans la dernière enquête nationale sur la qualité de vie, récemment publiée par le Département administratif national des statistiques ^9 : alors que dans les villes et les municipalités, 35,3 % des chef·fe·s de famille se considèrent comme pauvres, dans le reste du pays, en particulier dans la région du Pacifique, ce chiffre atteint 67,7 %. Il n’est pas surprenant qu’en 2014, puis en 2019, 2020 et 2021, la Banque mondiale ait annoncé que la Colombie figurait parmi les six pays présentant les plus grandes inégalités économiques au monde ^10, avec des niveaux comparables à ceux d’Haïti et de l’Angola.
À l’encontre de l’écologie, le capital transforme négativement les communautés
L’expansion des activités extractives au cours des deux premières décennies du XXIe siècle a entraîné la destruction d’écosystèmes stratégiques en Colombie, qui a progressivement perdu des milliers d’hectares de forêt tropicale humide, de forêt andine, de paramos ^11, de mangroves, de neiges éternelles et de zones humides. Cela a affecté non seulement la biodiversité, mais aussi la souveraineté économique, sociale, politique et culturelle des territoires du pays. Cela a mis en péril la stabilité environnementale et le développement humain et inclusif futur des peuples qui y habitent, en particulier sur les territoires habités par les communautés afro-descendantes et indigènes.
Les structures conservatrices de l’État colombien ont été renforcées par la version néolibérale de la compétitivité, non seulement dans l’ordre économique, mais aussi dans l’ordre culturel, car « la Colombie doit comprendre les changements dramatiques de l’économie mondiale et s’y adapter», et donc « progresser de manière décisive en termes d’équité, entendue fondamentalement comme l’égalité des chances »^12. Cela ne tient pas compte des négociations interculturelles urgentes et de l’interdépendance des acteurs et actrices et des secteurs sociaux en faveur de la reconnaissance mutuelle et du développement humain qui garantit la réalisation de différents modes de vie au sein d’un même territoire.
L’écologie politique de la différence relie le territoire, la culture et les communautés
Soulignons quelques éléments de la composante multiculturelle colombienne et de l’écologie politique de la différence qui permettent de mieux comprendre les possibilités, les obstacles et les défis pour réaliser ou au moins initier des pratiques interculturelles dans un pays de modernisation néolibérale conservatrice marquée. Est-il possible dans un État qui ne reconnaît pas les libertés culturelles, qui ne garantit pas l’exercice de leurs droits aux citoyens et citoyennes en général et aux minorités en particulier ^13, d’avancer un modèle interculturel basé sur les différences ?
Luttes multiculturelles et éco-résistantes : le respect des dignités, des cosmovisions et de la territorialité
L’écologie politique de la différence et ses effets interculturels dans le pays se concentrent sur les éléments suivants.
La valeur du respect, pivot d’une perspective écosystémique
« Nous devons respecter nos cultures et nos croyances, nos rituels et nos choix; nous devons être écoutés et traités sur un pied d’égalité, et avoir notre mot à dire dans les décisions qui nous concernent. D’autre part, nous voulons vivre comme nous avons choisi de vivre, et non pas comme les autres pensent que nous devrions vivre »^14.
À leur première lecture de ce texte, les membres d’A4 ont réagi sur le thème du respect (cf. « Enrichissements» plus bas) sur la base de leur expérience d’immigré·e·s en France, et ce qu’ils et elles disent vaut pour toute l’Europe, mais aussi pour le monde entier : « Comme en Colombie, nous habitions nos territoires et avions notre compréhension du monde, notre respect de la nature, notre culture et nos traditions. Et nous avons été forcé·e·s de quitter notre famille et notre terre. Nous n’avons pas été respecté·e·s en tant qu’humains, notre départ a été imposé alors que nous aurions voulu rester. Nous avons pris la route et aujourd’hui nous sommes en France, où beaucoup pensent que nous sommes venu·e·s pour avoir de l’argent, pour “se faire plaisir”. Et ici, où nous ne sommes pas chez nous, où nous sommes des étranger·e·s, nous nous sentons aussi rejeté·e·s. Nous sommes souvent seul·e·s, isolé·e·s, nous n’avons plus les références ou l’environnement qui nous soutenaient. Nous devons nous adapter à la culture, aux croyances, au fonctionnement du pays dans lequel nous vivons, nous devons respecter ces différences ; mais nous avons aussi besoin d’être accompagné·e·s, accueilli·e·s, soigné·e·s pour pouvoir nous reconstruire et continuer à vivre après cette rupture avec notre vie antérieure »^15.
Ce manque de respect est tout particulièrement vif à l’égard des communautés autochtones, des personnes déplacées à l’intérieur ou à l’extérieur de leur pays, des immigré·e·s qui ont dû partir pour d’autres pays, chez qui l’on perçoit un sentiment de non-lieu, d’« adaptation » et de détachement.
L’écologie politique de la différence valorise le respect comme principe univer- sel de coexistence et comme axe fondamental dans la construction de nouvelles relations, plus horizontales et enrichissantes, dans la recherche d’un équilibre éco- systémique, dans lequel la culture, les êtres humains et la nature sont au centre de la protection et non le profit du capital dévastateur qui mercantilise les territoires dans toutes leurs dimensions.
C’est également l’avis des membres d’A4 : « Ce que nous défendons, et ce que le prisme de l’écologie politique de la différence nous permet aussi de comprendre, c’est que, où que nous soyons, nous devons respecter chaque personne en tant qu’être humain. Que chacun puisse vivre sa vie comme il l’entend, qu’il puisse être heureux et avoir sa propre voie. En conservant ses traditions, sa vision du monde, sa manière de faire les choses; et que partout ces différentes cultures puissent coexister. Nous voulons renforcer les capacités humaines et les relations sociales entre les personnes de différentes cultures sur un même territoire »^16.
D’où la nécessité de reprendre d’autres éléments importants de l’écologie politique de la différence, comme indiqué ci-dessous.
La reconnaissance essentielle des différentes visions du monde
Il semble essentiel de valoriser et reconnaître les multiples connaissances et la diversité des visions et des conceptions du monde concernant la terre, la culture, l’économie, les modèles de vie et de développement, la gouvernance, les forêts, les communautés, la politique, la médecine, l’art. L’ensemble des sentiments, des perceptions et des connaissances accumulées représentent les valeurs éthiques qui guident les comportements et dont la diversité a jusqu’à présent été ignorée par la société dans son ensemble. L’écologie politique de la différence met en jeu une éthique respectueuse de toutes les formes de vie, congruente avec l’équité, la durabilité, la biodiversité, la coexistence, la paix et les pratiques responsables pour l’avenir de la planète.
Dans le monde, les connaissances des peuples natifs, afro-descendants et autoch- tones, ainsi que des migrant·e·s arrivant en Europe, aux États-Unis, en Australie, en Amérique latine, etc. posent de nouveaux défis à l’agenda écologique mondial. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut dire qu’en Méso-Amérique, « les peuples indigènes connaissent très bien la dynamique du climat, le comportement de la biodiversité et des ressources naturelles en relation directe avec les variations climatiques. Ces connaissances et cette expérience accumulées tout au long de leur existence sont très utiles pour la gestion de leurs activités productives, car elles leur permettent de concevoir des stratégies adéquates pour répondre à leurs besoins de subsistance en tant que famille et communauté, ainsi que pour prendre des décisions à un niveau social et culturel »^17. Comme le montre l’Université Ixil au Guatemala18, qui met en avant des pratiques millénaires et ancestrales basées sur la cosmovision et le respect de la nature.
Il faut également souligner les propositions d’A4, lorsqu’elles parlent d’« échanges de savoirs et de savoir-faire » en matière agricole entre ceux et celles qui viennent des pays du Sud et les agriculteurs et agricultrices français·e·s ^19. La prise en compte de cette diversité de savoirs et de pratiques permet de préserver l’équilibre éco- logique de la planète, en évitant d’aggraver les conditions humaines, notamment pour les secteurs les plus marginalisés.
Le développement, un concept à revoir
La discussion, l’expansion et la promotion du développement humain en tant que concept et ensemble d’actions qui ne montrent pas simplement la croissance ou la baisse du revenu du pays, mais assurent « l’environnement nécessaire pour que les individus et les groupes développent leur potentiel pour mener une vie créative et productive en accord avec leurs besoins et leurs intérêts » ^20. Comme le montrent les pratiques communautaires respectueuses de l’écosystème, « cette façon d’envisager le développement se concentre sur l’élargissement des options dont disposent les gens pour mener la vie qu’ils apprécient, c’est-à-dire sur l’élargissement de l’ensemble des choses que les gens peuvent être et faire dans leur vie ». Ainsi, le développement est bien plus que la croissance économique, qui n’est qu’un moyen – l’un des plus importants – d’élargir les choix des gens ^21, qui doit être associé au respect des cultures et à la promotion de l’interculturalité.
Cela doit inclure de prendre en compte « les coûts de ces externalités pour les femmes », comme en Afrique subsaharienne, où « les femmes supportent la plupart des coûts externalisés des mégaprojets d’extraction et d’infrastructure. Lorsque la terre leur est enlevée, elles perdent les moyens de nourrir leur famille. Lorsque l’eau est acheminée loin de la communauté ou polluée, les femmes doivent marcher plus loin pour trouver des sources d’eau propre. Lorsque les forêts sont détruites, les femmes manquent de bois pour l’énergie domestique »^22. Cette situation se retrouve en Amazonie colombienne, vénézuélienne, brésilienne, équatorienne, bolivienne et péruvienne, ainsi qu’en Méso-Amérique et dans de nombreuses régions du monde.
Une vision dynamique et profonde de l’écologie
Il est essentiel de renforcer et de développer les capacités humaines qui ont une vision dynamique et profonde de l’écologie.
« Les capacités les plus fondamentales pour le développement humain sont : vivre une vie longue et saine, avoir accès aux ressources qui permettent de vivre dans la dignité et avoir la possibilité de participer aux décisions qui affectent leur communauté. Sans ces capacités, de nombreux choix n’existent tout simplement pas et de nombreuses opportunités sont inaccessibles »^23.
Comme illustré dans d’autres articles de cet ouvrage. Par exemple, la vision de la Horta Valenciana suggère la nécessité de « consolider et construire un changement d’orientation, un nouveau regard sur l’alimentation, non seulement comme un produit commercial, mais aussi comme un droit humain, une nécessité vitale, un élément déterminant de la culture des peuples et une ressource renouvelable qui façonne nos paysages »^24. Cette vision dynamique et profonde de l’écologie inclut également inclut également une perspective féministe et écoféministe, soulignant l’importance des soins^25.
Le concept de soutenabilité
Il est nécessaire d’inclure le concept de soutenabilité « comme le potentiel d’un territoire à maintenir un processus indéfiniment; ce potentiel dépend de facteurs humains et non humains caractéristiques de ce territoire et du processus choisi »^26. Les communautés afro-descendantes du Pacifique colombien proposent, en rela- tion avec un développement soutenable, la reconnaissance de « la cosmovision des peuples ancestraux [comme] principale source d’inspiration des principes éthiques et des valeurs qui peuvent assurer des pratiques soutenables et une coexistence harmonieuse avec la nature. La valorisation et le respect de la diversité biologique et culturelle, comme élément organisateur, comme fil conducteur de la pensée et du comportement. Cette diversité doit être enrichie et augmentée. Le territoire doit jouir d’un bien-être qui se traduit par l’abondance de nourriture et de santé. La justice comme finalité. Une des choses que la mondialisation et le libre marché ont mis en évidence, c’est que les sociétés dans lesquelles nous vivons ne sont possibles que si elles sont justes »^27.
Au-delà des conflits interculturels des paradigmes sur le territoire, l’objectif est que l’option ethnoculturelle et forestière soit considérée comme une alternative pour le « développement local : elle est présentée comme une véritable option pour surmonter simultanément une série de facteurs constitutifs de la situation qui caractérise la réalité de la campagne colombienne : manque de présence gouver- nementale et de services de base; difficultés à établir les règles de l’État de droit qui garantissent les droits de l’homme et du citoyen ; manque d’accès aux marchés (infrastructure, information) »^28.
Cette lutte complexe d’intérêts, basée sur le multiculturalisme et les différentes visions du monde concernant la terre, le territoire et le bien-être, est l’un des principaux éléments de la négociation interculturelle dans ce pays en vue de par- venir à une vie digne, dans laquelle les éléments suivants sont particulièrement importants : « 1. l’autonomie : la liberté, l’agentivité, le pouvoir. 2. la sociabilité : les relations sociales et l’appartenance à une communauté 3. une activité significative : travail, loisirs, jeux »^29.
Comme le dit très justement Georgine Kengne Djeutane, « penser à une écologie de la différence dans le contexte colombien, c’est aussi revoir les perspectives des accords de paix ^30 ». C’est ce qui se passe, car depuis le début de l’année, 103 leaders communautaires ont été assassiné·e·s dans le pays, y compris des paysan·ne·s, des indigènes, des Afro-descendant·e·s et des syndicalistes ^31. Actuellement, l’État discute d’un accord de paix totale, dans lequel il est proposé que tous les acteurs armés, quelle que soit leur motivation, les gangs criminels, les trafiquants de drogue, les promoteurs de l’exploitation minière illégale, les bûcherons qui encouragent la déforestation, les politiciens corrompus, etc. se joignent à une proposition visant à déposer les armes, mais surtout à conclure un pacte national afin de concilier les différentes perspectives qui motivent les conflits sociaux et environnementaux dans le pays.
La confiscation de cocaïne en grande quantité par le gouvernement actuel a mon- tré que l’enjeu principal n’est pas seulement la lutte contre le trafic de drogue, mais aussi la lutte contre la déforestation, le commerce d’espèces sauvages, la pollution des rivières et la destruction des forêts en Amazonie, où ont migré des économies illégales, mais aussi légales comme l’exploitation des hydrocarbures, du bois et même du tourisme. On parle maintenant des nouvelles routes illégales qui vont vers l’Europe en passant par l’Amérique du Sud et l’Afrique. Cette situation accentue le déséquilibre écologique, non seulement dans les territoires ancestraux du pays, mais aussi au Brésil, en Équateur, en Bolivie, en Uruguay et au Paraguay, ce qui a déclenché une sonnette d’alarme sur l’ensemble du continent au niveau écologique.
Par conséquent, regarder la réalité des communautés et des territoires à travers le prisme de l’écologie politique de la différence constitue un nouveau défi pour une compréhension plus profonde de l’écosystème, à travers la sensibilité des communautés qui l’habitent de manière respectueuse, durable et saine, afin de parvenir à un équilibre entre les êtres humains, leurs cultures et la nature, qui souffrent dramatiquement du désastre que nous vivons en raison du système de développement actuel, dans lequel l’extraction, la compétitivité, la détérioration de l’environnement et l’appauvrissement des personnes sont stimulés.
Cette perspective peut aider à responsabiliser les communautés, à partir du lieu (territoires), à repositionner l’importance du capital dans des dimensions plus constructives et moins déprédatrices (par exemple, les émissions de CO2), à reprendre les pratiques ancestrales, à renforcer les réseaux d’initiatives locales des femmes, des jeunes et des ancien·ne·s, à stimuler leurs capacités et à faire de l’écologie le centre du local au global.
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Notes:
^2 Escobar, Arturo, Territoires de la différence. Lieux, mouvements, vies, réseaux, Département d’anthropologie, Université de Caroline du Nord, Chapel Hill. Première édition en espagnol, 2010. Page. 23. Traduction du F3E.
^3 Selon les données officielles, le gouvernement colombien indique que 8 375 715 personnes ont été inscrites au Registre unique des victimes de déplacements forcés entre 1985 et le 31 décembre 2022. https://reliefweb.int/report/colombia/las-cifras-que- presenta-el-informe-global-sobre-desplazamiento-2023, à ces chiffres s’ajoutent ceux des migrations forcées et ceux qui n’ont pas été officiellement rapportés.
^4 Selon le département national des statistiques, dans les zones métropolitaines le taux d’informalité est de 52,8 % et dans les centres ruraux, peuplés et dispersés, il atteint 84,21 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne bénéficie pas de la stabilité de l’emploi et de conditions adéquates pour vivre sa vie avec dignité, ce qui accroît les conditions de déplacement et de pauvreté. Voir : https://www.dane.gov.co/index.php/estadisticas-por-tema/salud/informalidad-y-seguridad-social/empleo- informal-y-seguridad-social-historicos
^5 En d’autres termes, un retour à l’exploitation des ressources naturelles comme source centrale de revenus pour le développement économique et social du pays.
^6 Comme le décrit l’Association colombienne des ingénieurs en systèmes ACIS. https://acis.org.co/portal/content/noticiasdelsector/ panorama-y-desaf%C3%ADos-del-sector-tecnol%C3%B3gico-en-colombia. En espagnol.
^7 Comme le mentionnent certains observateurs néolibéraux en Colombie, « selon les données publiées par les pays dans leurs sources officielles, une personne moyenne dans une économie avancée produit en neuf jours ce qu’une personne moyenne dans un pays émergent produit en un an. Des nations comme la Colombie et une bonne partie de la région sont donc en très mauvaise posture ». https://www.larepublica.co/economia/la-baja-capacidad-innovadora-ha-llevado-a-una-perdida-de-productividad-en- colombia-3072695 C’est une situation avec laquelle nous sommes en désaccord dans ce document, car les hauts niveaux de productivité déprécient les territoires, la qualité de vie des populations et l’ensemble de leur environnement écologique.
^8 Escobar, Arturo. op. cit. page 24.
^9 un aperçu de ses effets dévastateurs en termes d’environnement et de durabilité, c’est-à-dire d’écosystèmes, lorsque l’intervention de l’État laisse l’initiative du développement au secteur privé et en particulier aux entreprises multinationales. Celles-ci finissent en effet par s’approprier des richesses stratégiques sans régler leur dette sociale ni rétablir le déséquilibre créé dans l’environnement, en augmentant les tensions et l’énorme fossé entre le niveau de vie des habitant·e·s des territoires et les ressources des entreprises et du pouvoir.
^10 Escobar, Arturo. op. cit. page 24.
^11 Département administratif national des statistiques, DANE : https://www.dane.gov.co/ 10 Panorama social de l’Amérique latine. Nations unies et CEPALC, décembre 2021.
^11 Biotope néotropical d’altitude de la cordillère des Andes.
^12 Département national de la planification (2007). Forger une culture de la coexistence. Bogotá, Imprenta Nacional (p. 6 et 7). Disponible à l’adresse : https://colaboracion.dnp.gov.co/CDT/Desarrollo%20Social/Forjar_cultura_para_conviviencia%2830_10_07%29.pdf
^13 Nous acceptons le concept de l’historien Pap Ndiaye, qui cite les travaux de plusieurs sociologues de l’école de Chicago : Donald Young et surtout Louis Wirth. Dans un article de 1945, il définit une minorité comme un groupe qui « en raison de caractéristiques physiques ou culturelles, fait l’objet d’un traitement différencié dans la société et est considéré comme l’objet d’une discrimination collective (…) ; une minorité peut être démographiquement majoritaire, comme dans les situations coloniales, mais elle se caractérise par l’expérience commune d’un traitement discriminatoire et stigmatisant, que ce soit sur la base du sexe, de l’origine réelle ou supposée du phénotype racialisé ». L’Atlas des minorités ethniques, nationales, sociales, linguistiques, religieuses et sexuelles. Le Monde Diplomatique / La vie (2013). Édition Cono Sur / Édition argentine. Capital intelectual, p. 12. Traduction du F3E.
^14 Johana Eede (éd.) (2010). Nous sommes un hommage aux peuples indigènes. Barcelone, Blume, p. 5.
^15 A4, Enrichissement du texte de Diego, « Peu importe où nous sommes, nous devons respecter chaque personne en tant qu’être humain », voir p. 127.
^16 Idem.
^17 https://www.alianzamesoamericana.org/es/saberes-ancestrales-aporte-de-los-pueblos-indigenas/ Traduction du F3E.
^18 Pour approfondir cet exemple, je vous renvoie à l’ouvrage Ecology and Ancestral Knowledge of the Ixil People, d’Elena Brito.
^19 A4, Participation texte Diego F3E.
^20 https://www.undp.org/es/colombia/comunicados-de-prensa/idh-2021-2022-revela-impactos-inestabilidad-incertidumbre En espagnol, traduction du F3E.
^21 Ibid.
^22 Voir l’article de Georgine Kengne Djeutane : « Le pouvoir aux femmes – Contribution collective en faveur de la justice sociale et écologique dans le secteur minier en Afrique au Sud du Sahara », p. 59.
^23 Sebastião Haji Manchineri (2002). « Sustentabilidad humana y ética desde el punto de vista de los pueblos indígenas », in Enrique Leff (coord.) : Ética, vida, sustentabilidad, p. 210. Traduction du F3E.
^24 Sergi Escribano. « Biens communs alimentaires – Contrôle social, gouvernance locale et écoféminisme comme leviers de la transition écologique comme leviers de la transition écologique des systèmes alimentaires urbains », p. 97.
^25 Comme le dit Blanca Baya Fernández. « Écoféminisme et pouvoir des peuples – Intersection entre les propositions à Barcelone, Espagne », p. 29.
^26 Julio Carrizosa (2002). « Hacia nuevas economías. Mimesis, hedonism, violence and sustainability », in Enrique Leff (coord.), op. cit.
p. 43. Traduction du F3E.
^27 Hernán Cortés (2002). « El sistema biocultural y la ética del ‘vivir bien’ de los pueblos afrodescendientes del pacífico colombiano », in Enrique Leff (coord.), op. cit. p. 217. Traduction du F3E.
^28 Peter Sale (2004). « The Future of Forestry and Traditional Forest Owning Communities », dans Vivi Doraceli et Peter Sale : National Dialogue. Forêts et communautés, VIIIe Congrès forestier national, p. 69. Traduction du F3E.
^29 Pekka Himanen (2014). Repenser le développement humain. Dignity as Development : The Cultural Link Between Informational and Human Development (La dignité en tant que développement : le lien culturel entre le développement informationnel et le développement humain). Oxford, Royaume-Uni, p. 425. Traduction du F3E.
^30 Contributions de Georgine Kengne Djeuntane au présent texte.
^31 Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur les personnes et les territoires où elles ont été tuées, voir : https://indepaz.org. co/lideres/. En espagnol.